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Droit du travail - relations individuelles
La preuve d’une injure ou d’une discrimination sexiste
Un salarié peut-il contraindre son employeur à lui communiquer des informations nominatives concernant ses collègues de travail ?
Soc. 16 mars 2021, n° 19-21.063
Soc. 17 mars 2021, n° 18-25.597
Deux arrêts de mars 2021 semblent adopter deux solutions différentes. L’un laisse entendre que la communication d’informations concernant la carrière de certains salariés en vue d’établir une discrimination sexiste est possible. L’autre considère en revanche qu’un salarié soupçonné d’injure sexiste n’a pas à être informé d’une enquête et de la teneur du témoignage de ses collègues. Le droit à la preuve permet toutefois de réconcilier ces deux décisions.
■ La communication d’informations nominatives en matière de discrimination
Le droit à la preuve n’est pas partisan. Il peut être invoqué par l’employeur comme par le salarié. On se souvient que dans l’arrêt du 30 septembre dernier (n° 19-12.058), la Cour admettait qu’un employeur puisse se prévaloir du droit à la preuve pour faire état en justice d’une copie du compte privé Facebook d’un salarié. Dans l’arrêt du 16 mars 2021(n° 19-21.063), c’est cette fois une salariée qui peut utilement invoquer le droit à la preuve pour identifier si elle est victime de discrimination en raison de son sexe.
En l’espèce, une salariée souhaitait vérifier si son salaire était ou non inférieur à ses collègues masculins. Aussi, obtient-elle de la formation de référé la condamnation de l’employeur, sous astreinte, à lui communiquer des documents concernant 10 hommes non anonymes, actuellement salariés au sein de la société, embauchés approximativement en même temps et au même poste qu’elle, précisant leur salaire d’embauche et leur salaire actuel. Devant la carence de l’employeur, la salariée demande par la suite la liquidation de l’astreinte. Elle est déboutée par la cour d’appel qui considère que le bulletin de paie d’un salarié comprend des données personnelles telles que l’âge, l’adresse, l’existence d’arrêts de travail pour maladie ou de saisies sur rémunération. L’employeur pouvait dès lors valablement demander au préalable aux salariés concernés s’ils acceptaient la communication de telles informations, et à défaut, refuser de transmettre les documents litigieux. Cette solution est censurée par la Cour de cassation au visa classique de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour reproche aux juges du fond de ne pas avoir mis en œuvre le contrôle de nécessité et de proportionnalité qu’implique le droit à la preuve.
Rappelons qu’en matière de discrimination, le fardeau probatoire est partagé. Le salarié qui s’estime victime doit présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination et, au vu de ces éléments, il incombe au défendeur de prouver l’objectivité de sa décision (C. trav., art. L. 1134-1). Pour introduire une action en justice, le salarié doit donc détenir des éléments permettant de faire naitre un doute sur sa situation. A cette fin, il peut, en amont de tout procès, déclencher un « référé probatoire » en application de l’article 145 du Code de procédure civile. Selon ce texte, le juge peut, s’il existe un motif légitime d’établir une preuve, ordonner toute mesure d’instruction utile. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que le droit au respect de la vie privée d’autrui ne constitue pas en soi un obstacle à une telle mesure. Les juges du fond doivent alors effectuer un contrôle de proportionnalité en vérifiant si et dans quelle mesure l’atteinte au droit au respect de la vie privée est acceptable. Un salarié victime de discrimination peut donc contraindre l’employeur à lui communiquer des informations sur des données nominatives concernant ses collègues (V. déjà Soc. 19 déc. 2012, n° 10-20.526 ; Soc. 16 nov. 2016, n° 15-17.163). Les juges doivent toutefois identifier les mesures indispensables à la protection du droit à la preuve, en cantonnant, au besoin le périmètre de la production de pièces sollicitées (Soc. 16 déc. 2020 n° 19-17.637).
En l’espèce, on remarquera que la communication de l’intégralité du bulletin de salaire pourrait paraitre excessive mais ce n’est pas ce qui était demandé à l’employeur. Seule la transmission de certaines informations limitativement énumérées concernant la carrière de salariés masculins était exigée.
■ Le secret entourant un rapport d’enquête établissant l’injure sexiste
Dans la seconde affaire (Soc. 17 mars 2021, n° 18-25.597), une salariée est accusée par ses collègues de propos injurieux et de harcèlement moral. Prudent, l’employeur prononce une mise à pied conservatoire et déclenche la procédure disciplinaire. Parallèlement, il diligente une enquête en confiant un audit à une entreprise extérieure spécialisée en risque psycho-sociaux. Le rapport est édifiant : l’avalanche de témoignages reçus par la psychologue démontre que la salariée réitère des insultes raciales et sexistes à l’égard de divers collègues. Aussi est-elle licenciée pour faute grave. La cour d’appel saisie du litige écarte toutefois des débats le compte rendu du cabinet extérieur au motif essentiel que la preuve est déloyale : la salariée n’avait pas été préalablement informée de l’audit ni même entendue par la psychologue. Dès lors, estimant que la faute n’était pas établie par d’autres éléments probatoires suffisants, les juges du fond condamnent l’employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Cette solution est cassée par la Cour régulatrice. Certes, l’employeur est tenu à une certaine transparence. D’une part, aux termes de l’article L. 1222-4 du Code du travail aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance. D’autre part le pouvoir de surveillance attribué à l’employeur ne l’autorise pas à mettre en œuvre un dispositif de contrôle clandestin. Toutefois, la Cour affirme de manière péremptoire qu’une enquête effectuée au sein d’une entreprise à la suite de la dénonciation de fait de harcèlement ne constitue ni un dispositif soumis à l’article L. 1222-4 ni un procédé clandestin de surveillance de l’activité du salarié. La cour d’appel ne pouvait donc pas écarter cet élément probatoire des débats. La solution est nouvelle. Certes, la Cour a déjà admis que l’information préalable n’était pas nécessaire (Soc. 26 janv. 2016, n° 14-19.002 ; Soc. 28 févr. 2018, n° 16-19.934), mais elle soulignait alors que les salariés n’avaient pas été tenus à l’écart des travaux réalisés par les cabinets d’audit. Or en l’espèce, non seulement la salariée ne savait pas qu’il y avait une enquête mais elle n’avait pas non plus été entendue et n’avait donc pas connaissance des témoignages accablants de ses collègues.
Pourquoi une enquête menée par des personnes extérieures à l’entreprise et permettant d’identifier le comportement d’un salarié n’est-il pas un « dispositif » soumis à l’exigence de transparence ni un procédé de surveillance clandestin rendant la preuve déloyale ?
La Cour de cassation n’apporte pas véritablement d’élément de réponse. On pourrait faire valoir qu’il s’agit d’un contrôle ponctuel a posteriori et non d’un mécanisme général de surveillance (Soc. 19 avr. 2005, n° 02-46.295) ; ou encore, que la Cour entend uniformiser ses solutions : l’enquête, qu’elle soit menée par un service interne de l’entreprise (Soc. 5 nov. 2014, n° 13-18.427) ou par une personne extérieure (arrêt commenté) n’est pas soumise à une information préalable ; ou encore, que cette absence d’information ne vaut que dans l’hypothèse d’une dénonciation de harcèlement… Aucune de ces propositions n’est toutefois compréhensible. Une autre approche, dans le sillage du droit à la preuve, pourrait être proposée. L’employeur, en cas de litige, doit établir la faute grave d’un salarié et les juges seront alors amenés à vérifier si et dans quelle mesure les moyens qu’il a employé pour se constituer une preuve sont acceptables. Or la transparence d’un procédé n’est peut-être plus un préalable systématiquement nécessaire (V. en ce sens CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, nos 1874/13 et 8567/13). Ainsi, si l’employeur établit un risque de représailles à l’égard des victimes de harcèlement ou d’injure, peut-être que la protection des droits d’autrui peut venir justifier ce silence de l’employeur au stade de l’enquête préalable au licenciement. L’employeur prendrait alors le risque que les juges désavouent son attitude et écartent la preuve s’ils estiment le risque de représailles inexistant.
Certes, rien dans la formule de la Cour de cassation ne permet de confirmer cette lecture de l’arrêt du 17 mars mais deux éléments plaident en sa faveur. D’une part, la Cour souligne que l’enquête fait suite à une dénonciation de faits de harcèlement. D’autre part, quelques éléments factuels révèlent l’attitude loyale de l’employeur : « il faisait valoir et offrait de prouver qu’avec l’accord des délégués du personnel, il avait missionné un cabinet d’audit aux fins d’entendre et d’accompagner psychologiquement les salariés ». Il n’y avait semble-t-il aucun stratagème déloyal de la part de l’employeur mais plutôt la recherche d’accompagnement des victimes.
Références
■ Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 P : DAE 30 oct. 2020, note Chantal Mathieu ; D. 2020. 2383, note C. Golhen ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; JA 2021, n° 632, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2021. 14, étude P. Adam ; RDT 2020. 753, obs. T. Kahn dit Cohen ; ibid. 764, obs. C. Lhomond ; Dalloz IP/IT 2021. 56, obs. G. Haas et M. Torelli ; Légipresse 2020. 528 et les obs. ; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau
■ Soc. 19 déc. 2012, n° 10-20.526 P : D. 2013. 92 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon
■ Soc. 16 nov. 2016, n° 15-17.163
■ Soc. 16 déc. 2020 n° 19-17.637 : D. 2021. 370, chron. S. Ala, M.-P. Lanoue et A. Prache
■ Soc. 26 janv. 2016, n° 14-19.002 P : D. 2016. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta
■ Soc. 28 févr. 2018, n° 16-19.934
■ Soc. 19 avr. 2005, n° 02-46.295 P : D. 2005. 1248, obs. A. Astaix ; RTD civ. 2005. 572, obs. J. Hauser
■ Soc. 5 nov. 2014, n° 13-18.427 P : D. 2014. 2308 ; ibid. 2015. 829, obs. J. Porta et P. Lokiec ; Dr. soc. 2015. 81, obs. D. Boulmier ; JT 2014, n° 170, p. 11, obs. D. Rieubon
■ CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, nos 1874/13 et 8567/13 : AJDA 2020. 160, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2019. 2039, et les obs. ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2019. 604, obs. P. Buffon ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; Légipresse 2020. 64, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2019. 815, obs. J.-P. Marguénaud
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