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[ 6 janvier 2016 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

La révélation de la paternité secrète du Prince Albert : débat d’intérêt général

Mots-clefs : Liberté d’expression, Vie privée et familiale, Liberté de la presse, Naissance, Intérêt général

La Grande chambre confirme, à l’unanimité, la violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à la liberté d’expression. Elle estime que les juridictions internes n’ont pas tenu compte dans une juste mesure des principes et des critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour.

En 2005, un quotidien britannique publie un article dans lequel une femme déclare que le père de son fils, qu’elle a eu hors mariage, n’est autre que le Prince Albert de Monaco. L’article dévoilant des photos du Prince avec le jeune garçon en question, fut immédiatement repris par la presse allemande et française.

Ayant tenté en vain la non-divulgation de sa paternité secrète, le Prince engagea une action en justice à l’encontre de l’hebdomadaire Paris-Match pour atteinte au respect de sa vie privée en vertu des articles 9 et 1382 du Code civil.

Considérant que le droit au respect de la vie privée du Prince avait été violé, les juridictions françaises ont condamné l’hebdomadaire au versement de dommages et intérêts au titre de la réparation du préjudice subi et ont ordonné la publication de la condamnation sur la page de couverture du magazine.

Estimant avoir subi une ingérence dans leur liberté d’expression, la directrice de publication et la société éditrice de Paris-Match saisissent la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) relatif au droit à la liberté d’expression. 

Statuant en 2014 en formation restreinte, la CEDH avait jugé qu’en raison de l’absence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions relatives au droit de la liberté d’expression et le but légitime poursuivi, l’article 10 Conv. EDH avait été violé par la France (CEDH, 12 juin 2014, Couderc et Hachette Filipacchi c/ France, n° 40454/07).

A la demande du Gouvernement français, la requête a été renvoyée devant la Grande chambre de la Cour, réexaminant ainsi, une nouvelle fois, la mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et familiale (Conv. EDH, art. 8) et le droit à la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10) telle qu’elle est définie dans sa jurisprudence. 

Par application jurisprudentielle, la Cour rappelle d’une part, à l’égard des principes généraux concernant la notion de vie privée, que celle-ci est «une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive » (§ 83) et que « dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée » (§ 84). D’autre part, et en vertu des principes généraux relatifs à la liberté d’expression, la Cour souligne que cette notion « constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » (§ 88) et ajoute que si « la presse ne doit pas franchir certaines limites, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations d’intérêt général » (§ 89). 

Enfin, elle indique que même si les États disposent d’une marge d’appréciation dans la mise en balance de ces deux droits, un contrôle européen est toutefois nécessaire à travers l’évaluation de la condition d’une « nécessité dans une société démocratique » déterminant une ingérence litigeuse (V. CEDH, 26 avr. 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni, n° 6538/74, ).

En se prononçant sur le fond de l’affaire les juges européens ont ainsi analysé différents éléments :

La notion d’intérêt général

Selon la Cour, l’article 10, § 2 de la Conv. EDH « ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’est en cause une question d’intérêt général » (§ 96) qui « dépend des circonstances de chaque affaire » (§ 97).

En l’espèce, elle juge que l’article en question, ne peut se borner à des éléments englobant uniquement la sphère privée de la relation du Prince Albert et de la mère de l’enfant, ne laissant « aucun doute que la publication, prise dans son ensemble et dans son contexte se rapportait également à une question d’intérêt général » (§ 106). 

Le caractère de la naissance

Si une naissance est un fait de nature intime, elle ne relève cependant pas uniquement de la sphère privée selon la Cour, puisqu’ elle « s’accompagne en principe d’une déclaration publique (acte juridique de la vie civile) et de l’établissement d’une filiation » (§ 107) lui conférant une dimension publique. 

Les spécificités relatives à la principauté de Monaco

Dans une principauté telle que Monaco où les liens entre la famille souveraine et les monégasques sont très étroits, l’annonce de la paternité « cachée » du Prince ne peut être dépourvue d’une valeur d’intérêt général et dénuée de toute incidence politique, dans la mesure où, selon les juges, « elle pouvait susciter l’intérêt du public sur les règles de succession en vigueur dans la Principauté » (§ 111). Par ailleurs, le refus de déclarer publiquement sa paternité, peut révéler au public, la personnalité du Prince « quant à sa manière d’aborder et d’assumer ses responsabilités » (§ 111).

Concernant sa notoriété, les juges considèrent que les juridictions internes auraient dû « tenir compte des circonstances soumises à leur examen des incidences que pouvaient avoir la qualité de Chef d’État du Prince, et chercher à déterminer, ce qui relevait du domaine strictement privé et ce qui pouvait relever du domaine public » (§ 125).

Enfin, les informations n’étaient pas contestées et les images n’étaient pas volées. 

En l’espèce, au regard de ce raisonnement, la Grande chambre, juge que « si l’article litigieux contenait certes de nombreux détails ressortissant exclusivement à la vie privée voire intime du Prince, il avait également pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général » (§ 113) auquel « les requérantes pouvaient s’entendre comme ayant contribué » (§ 116), déclarant ainsi la violation, par la France, de l’article 10 Conv. EDH.

Ainsi, la Cour décide que les arguments avancés par le Gouvernement français quant à la protection de la vie privée du Prince Albert et de son droit à l’image, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier la condamnation en cause. Les juridictions internes françaises n’ont pas tenu compte dans une juste mesure des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07

Références

■ Code civil

Article 9

Article 1382

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 8 

« Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

Article 10 

« Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

■ CEDH, 26 avr. 1979, Sunday Time c/ Royaume-Uni, n° 6538/74.

■ CEDH, 12 juin 2014, Couderc et Hachette Filipacchi c/ France, n° 40454/07.

 

Auteur :E. A.

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