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Procédure civile
La saisine électronique des tribunaux peut-elle être obligatoire ?
Le Code de procédure civile prévoit l’obligation de la transmission des actes procéduraux aux tribunaux par la voie électronique. Cette disposition est toutefois source de difficultés. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) se prononce, et condamne la France. Une telle obligation, appliquée de manière stricte, a pour effet de priver le requérant de son droit d’accès au juge (Conv. EDH, art. 6).
CEDH 9 juin 2022, Xavier Lucas c/ France, n° 15567/20
La dématérialisation de la justice est en plein essor, avec pour objectifs la facilitation des actes de procédure civile, l’accès au droit et la réduction des coûts de fonctionnement. L’usage des plateformes de dématérialisation doit néanmoins être facile et intuitif. Ces derniers doivent en particulier prévoir la multitude de procédures et de situations possibles, à défaut des difficultés tels que ceux d’espèce peuvent se réaliser.
Est prévu à l’article 930-1 du Code de procédure civile que « les actes de procédure [avec représentation obligatoire] sont remis à la juridiction par voie électronique », ce sous peine « d’irrecevabilité relevée d’office ». L’irrecevabilité relevée d’office constitue une sanction conséquente : le juge rejette la demande sans statuer sur le fond de l’affaire. Il est important de relever que cette obligation dispose d’une exception, prévue au second alinéa du même article. Si la transmission est impossible pour « une cause étrangère à celui qui l’accomplit », il est alors possible de transmettre les actes au greffe sur support papier ou par lettre recommandée avec accusé de réception.
En l’espèce, à la suite d’une sentence arbitrale défavorable, le requérant a souhaité saisir la cour d’appel de Douai en nullité de la sentence. Cela devait se faire par la plateforme « e-barreau ». Or, celle-ci ne prévoyait pas une telle procédure. La saisine a, de ce fait, été effectuée par voie papier. La cour d’appel, considérant que l’exception prévue à l’alinéa 2 de l’article 930-1 était applicable, a déclaré ce recours recevable. Selon la juridiction d’appel, le défaut de conception d’e-barreau constitue une « cause étrangère » de nature à empêcher la transmission de l’acte par voie électronique (Douai, 17 mars 2016, RG n° 13/06684).
La Cour de cassation saisi du pourvoi, a rejeté cette interprétation et a appliqué l’obligation d’une manière particulièrement stricte. Pour ce faire, elle a considéré que « la recevabilité du recours en annulation était conditionnée par sa remise à la juridiction par la voie électronique (…) ». L’exception n’est donc pas admise. Même à défaut de mention d’un tel recours sur la plateforme, la saisine devait être obligatoirement effectuée par la voie électronique (Civ. 2e, 26 sept. 2019, n° 18-14.708).
Dans le présent arrêt, la CEDH constate que cette obligation constitue une restriction à l’article 6 § 1 (droit d’accès au juge) de la Convention. Or, il est possible pour un État membre de venir restreindre ce droit. Une limitation est admise si elle répond à deux critères : la légitimité du but poursuivi par la restriction, et la proportionnalité des moyens employés. Concernant le premier critère, la Cour admet la légitimité de l’objectif en cause et affirme être « convaincue que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice (…) » (pt. 46).
Par la suite, la Cour de Strasbourg effectue un examen de la proportionnalité fondé sur trois éléments : la prévisibilité de la restriction, la charge de l’erreur procédurale, et l’éventualité d’un excès de formalisme. Le premier critère, celui de la prévisibilité est rempli du fait de la présence d’une base légale (C. pr. civ., art. 1495) prévoyant explicitement une telle obligation (pt. 48) et de la clarté de la motivation par la Cour de cassation (pt. 50).
S’agissant du second critère, la Cour affirme qu’il n’est « ni irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation d’un tel service par les professionnels du droit, qui utilisent largement et de longue date l’outil informatique » (pt. 51). Ainsi, la Cour prend position en faveur d’une obligation d’usage de de plateformes en ligne, dans la mesure où cette obligation concerne des professionnels, utilisant déjà la plateforme avec une certaine pérennité.
Néanmoins, la CEDH relève deux faits importants. Premièrement, qu’il n’y avait, au jour des faits, pas d’information précise ni de jurisprudence concernant le recours en cause (pt. 55). Deuxièmement, que l’exception prévue à l’article 930-1 du Code de procédure civile a pu être raisonnablement interprétée par le requérant comme autorisant, à titre exceptionnel, le recours par voie papier. Au vu de ces informations, ce dernier n’a donc « pas agi avec une particulière imprudence ». Il ne peut pas être « tenu pour responsable de l’erreur procédurale en cause ». Il est, en conséquence, disproportionné de mettre l’erreur à sa charge (pt. 56).
Concernant le troisième axe d’analyse, la CEDH rappelle sa jurisprudence constante. Il ne faut ni appliquer la procédure avec un formalisme excessif de manière à porter atteinte à l’équité de celle-ci, ni faire preuve d’une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions légales. (v. CEDH 31 janv. 2017, Hasan Tunç et autres c/ Turquie, n° 19074/05, pt. 33). Or en l’espèce, la Cour de cassation a choisi de faire prévaloir l’obligation de communication par voie électronique, sans prendre en compte les obstacles pratiques. Il s’agit « d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas » (pt. 57). La Cour européenne estime, à ce titre, que l’application intransigeante de l’obligation par la Cour de cassation a constitué un excès de formalisme.
Au vu du fait qu’il a été disproportionné de mettre à la charge du requérant une erreur procédurale dont il n’est pas responsable, et du formalisme excessif dont a fait preuve la Cour de cassation, la justice française n’a pas su assurer un « juste équilibre » entre le respect des conditions formelles de procédure, et le droit d’accès à un juge (pt. 58). La CEDH conclut à la violation de l’article 6 § 1 (droit d’être entendu par un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cet arrêt établit des éléments importants quant à la question de l’obligation de saisine par voie électronique. La Cour de Strasbourg se fonde, mutatis mutandis, sur sa jurisprudence antérieure afin d’admettre que l’obligation de l’usage d’une plateforme en ligne pour les professionnels du droit n’est pas déraisonnable (v. CEDH 16 févr. 2021, Steenbergen et autres c/ Pays Bas, n° 19732/17, pt. 52 ; CEDH 21 mai 2015, Zavodnik c/ Slovénie, n° 53723/13, pt. 79 et 80). Il convient néanmoins de prendre en compte les obstacles factuels, et de ne pas faire preuve d’un formalisme excessif, afin d’admettre à titre exceptionnel des dérogations.
Références :
■ CEDH 31 janv. 2017, Hasan Tunç et autres c/ Turquie, n° 19074/05.
■ Civ. 2e, 26 sept. 2019, n° 18-14.708 P : D. 2019. 1891 ; ibid. 2435, obs. T. Clay.
■ CA Douai, 17 mars 2016, RG n° 13/06684.
■ CEDH 16 févr. 2021, Steenbergen et autres c/ Pays Bas, n°19732/17.
■ CEDH 21 mai 2015, Zavodnik c/ Slovénie, n° 53723/13 : Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly.
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