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[ 9 juillet 2020 ] Imprimer

Procédure civile

L’amenuisement de la valeur probatoire de l’expertise extrajudiciaire

Même soumis à libre discussion entre les parties, un rapport d’expertise extrajudiciaire ne peut à lui seul fonder la décision du juge.

Investi par le juge de sa mission, l’expert est soumis aux exigences d’équité comme aux principes directeurs du procès et, à ce titre, il est tenu au respect du contradictoire. Le droit européen le lui impose, les juges de Strasbourg intégrant dans le champ d’application de l’article 6, § 1, de la Convention les mesures d’instruction confiées au technicien, dont les expertises doivent être réalisées conformément au principe de la contradiction (CEDH 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, n° 21497/93). Le droit interne le lui commande également. L’exigence du contradictoire conduit notamment à obliger l’expert à convoquer les parties (C. pr. civ., art. 160) ainsi qu’à garantir leur droit à prendre connaissance des mesures d’instruction et de les discuter, c’est-à-dire de formuler des observations (sous la forme de « dires à expert » ; C. pr. civ., art. 162), sous peine de nullité du rapport produit (C. pr. civ., art. 175, renvoyant aux règles régissant les nullités des actes de procédure ; v. écartant la sanction de la simple inopposabilité, Ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-11.381). Le juge, auquel incombe déjà le respect de cette exigence, est également garant du respect du principe du contradictoire applicable à l’expertise. Ainsi ne peut-il tenir compte d’une mesure d’instruction que s’il est certain que le contradictoire a été respecté. C’est ce que prévoit notamment l’article 16 du Code de procédure civile lorsqu’il dispose, en son deuxième alinéa, que le juge ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement.

La jurisprudence de la Cour de cassation est néanmoins venue assouplir la rigueur d’un tel dispositif. L’expertise réalisée au mépris du contradictoire n’est pas nécessairement condamnée. Elle peut être « sauvée » si le contradictoire, quoique méconnu au stade de l’instruction, a pu avoir lieu en cours d’instance par la libre discussion instaurée entre les parties sur les conclusions du rapport de l’expert. Ainsi, dans l’hypothèse où les parties n’ont pas été convoquées lors de l’élaboration du rapport, la Cour de cassation considère que le juge peut néanmoins, sans méconnaître le principe du contradictoire, s’appuyer sur ce rapport pour fonder sa décision dès lors que les parties ont pu librement en discuter lors de l’audience (V. not., Com. 10 déc. 2013, n° 12-20.252 ; Civ. 3e, 15 nov. 2018, n° 16-26.172). Si cette approche pragmatique se révèle utile aux expertises extrajudiciaires, auxquelles elle s’applique naturellement, son adoption doit rester mesurée pour que les aménagements au principe de la contradiction qu’elle implique n’excèdent pas les bornes de ce qui peut être admis. Ainsi, si un rapport d’expertise établi unilatéralement à la demande de l’une des parties peut, malgré l’absence de contradictoire initiale, être versé aux débats dès lors qu’il a été ultérieurement soumis à la discussion des plaideurs au cours de l’instance, autorisant ainsi le juge à s’en servir comme élément de preuve (Civ. 1re, 24 sept. 2002, n° 01-10.739), c’est à la condition supplémentaire que ce rapport d’expertise extrajudiciaire ne constitue pas le seul élément de preuve retenu par le juge à l’appui de sa décision. Autrement dit, l’expertise réalisée non contradictoirement doit être corroborée par d’autres éléments de preuve pour être valablement exploitée par le juge. Les craintes légitimes qu’inspirent de telles expertises, initiées et financées par un seul des plaideurs hors de tout cadre procédural, justifient cette exigence de pluralité d’éléments probatoires concordants que la Cour de cassation, contrebalançant ainsi la tolérance dont elle sait aussi faire preuve en cette matière, réaffirme régulièrement (Ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710 ; V. aussi, Civ. 2e, 5 mars 2015, n° 14-10.861 ; Civ. 2e, 2 mars 2017, n° 16-13.337 ; Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-20.099 ; Civ. 3e, 19 janv. 2017, n° 15-26.770 ; Civ. 3e, 15 oct. 2015, n° 14-22.989). Si la Haute juridiction l’affirme classiquement en ce qui concerne les expertises extrajudiciaires « officieuses » élaborées à la demande d’une seule des parties, cette solution se trouve, par celle rapportée, étendue à l’expertise amiable contradictoire, c’est-à-dire réalisée en présence de toutes les parties : (…) Pour retenir la responsabilité de l’entreprise Y. B. et la condamner à réparation, le jugement rectifié se fonde exclusivement sur le rapport réalisé à la demande de M. X.

En statuant ainsi, le tribunal, qui s’est fondé exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties par un technicien de son choix, peu important que la partie adverse y ait été régulièrement appelée, a violé le texte susvisé » (C. pr. civ., art. 16). 

Cette extension n’est pas surprenante au regard de celle déjà opérée à l’égard des expertises même judiciaires (V. Civ. 1re, 11 juill. 2018, n° 17-14.441 et 17-19.581 ; comp. Civ. 2e, 8 juin 2017, n° 16-19.832), opérant ainsi un rapprochement des solutions qui semble, par celle rapportée, parachevé bien qu’on ne puisse avec certitude conférer à cette décision d’espèce valeur de principe. Sous cette réserve, au demeurant majeure, le principe général qui prévaudrait désormais serait que les conclusions du rapport d’expertise, même débattues en cours d’instance, ne peuvent servir à forger la conviction du juge que si le dossier révèle d’autres éléments concordants. Or en l’occurrence, cette seconde condition n’était pas satisfaite. Les premiers juges avaient considéré que l’unilatéralité de la demande d’expertise qui privait à l’origine le rapport du contradictoire requis ne les empêchait pas d’en tenir compte dès lors que l’adversaire avait été régulièrement convoqué, régularisant ainsi, en quelque sorte, un rapport suspicieux. C’est ici que la Cour de cassation refuse de confondre souplesse et laxisme : bien que la partie adverse ait été appelée, ce qui ne signifiait d’ailleurs pas qu’elle ait effectivement participé aux constats, une telle expertise extrajudiciaire ne pouvait sans violer le principe du contradictoire servir d’unique fondement au jugement du tribunal. 

En définitive, cet arrêt permet de rappeler que si le principe de la contradiction peut être assoupli pour tenir compte du fait que son inapplication lors de l’élaboration de la mesure d’instruction n’est pas toujours significative, les parties pouvant avoir ensuite la possibilité d’en discuter utilement et contradictoirement en cours de procédure, il ne doit pas être sacrifié au nom d’un pragmatisme procédural excessif mettant finalement en péril la vérité judiciaire, si l’on tient compte du caractère déterminant de l’avis de l’expert sur la décision du juge. Partant, aucune expertise extrajudiciaire, même celle réalisée en présence de toutes les parties, ne peut suffire à elle seule à justifier la décision du juge. Appréhendée globalement, la position de la Cour de cassation traduit la poursuite d’une politique jurisprudentielle opportune et éclairée. Si une rigidité excessive conduirait à offrir aux plaideurs la possibilité d’exploiter le principe du contradictoire comme argument malicieux pour obtenir « la nullité de l’expertise alors qu’il n’y a pas eu d’atteintes concrètes à leurs droits » (F. Mélin, obs. ss. Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 13-13.579 et 13-14.234), une souplesse tout autant abusive aurait pour effet encore plus délétère de faire douter de la vérité attachée à la chose jugée si le magistrat, tenu au respect du contradictoire, était autorisé à s’en affranchir au point de pouvoir statuer sur la base d’une seule expertise amiable. 

Civ. 3e, 14 mai 2020, n° 19-16.278

Références 

■ CEDH 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, n° 21497/93: AJDA 1999. 173, note H. Muscat ; D. 1997. 361, obs. S. Perez ; RTD civ. 1997. 1007, obs. J.-P. Marguénaud

■ Ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-11.381 P: D. 2012. 2317, et les obs. ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2012. 771, obs. R. Perrot

 Com. 10 déc. 2013, n° 12-20.252Rev. sociétés 2014. 434, note T. Granier

■ Civ. 3e, 15 nov. 2018, n° 16-26.172 P: D. 2018. 2229 ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJDI 2019. 445, obs. J.-P. Blatter

■ Civ.1re, 24 sept. 2002, n° 01-10.739D. 2002. 2777

■ Civ. 2e, 5 mars 2015, n° 14-10.861D. 2016. 2535, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès

■ Civ. 2e, 2 mars 2017, n° 16-13.337

■ Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-20.099 P: D. 2018. 1807 ; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès

■ Civ. 3e, 19 janv. 2017, n° 15-26.770RDI 2017. 157, obs. J. Roussel

■ Civ. 3e,15 oct. 2015, n° 14-22.989D. 2016. 2535, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès

■ Civ. 1re, 11 juill. 2018, n° 17-14.441 et 17-19.581

■ Civ. 2e, 8 juin 2017, n° 16-19.832

■ Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 13-13.579 et 13-14.234D. 2015. 287, obs. N. Fricero ; AJ fam. 2014. 383, obs. P. Hilt ; RTD civ. 2015. 681, obs. B. Vareille ; ibid. 683, obs. B. Vareille 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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