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Droit européen et de l'Union européenne
Le Conseil d’État, mauvais élève…
Pour la première fois, la Cour de justice de l’Union européenne constate un manquement en raison de l’inaction d’une juridiction nationale, en l’occurrence le Conseil d’État.
La Cour de justice reproche au Conseil d’État de ne pas avoir posé de question préjudicielle en interprétation, conformément à l’article 267, paragraphe 3 TFUE, alors même que la juridiction administrative suprême française ne pouvait pas être certaine que son raisonnement s’imposerait avec la même évidence à la Cour de justice. La Cour estime que le Conseil d’État aurait dû avoir un doute raisonnable au regard de l’interprétation qu’elle avait elle-même retenu du droit de l’Union dans un arrêt précédent.
L’arrêt Commission contre France du 4 octobre 2018 est majeur étant donné que les juges de l’Union reconnaissent pour la première fois l’existence d’une violation du droit de l’Union en raison du non-respect des obligations en matière de renvoi préjudiciel par une juridiction nationale. La Cour constate le manquement d’une juridiction suprême d’un État membre. Cet arrêt est un rappel fort des obligations pesant sur les juges nationaux, qui sont les juges de droit commun de l’Union, au moment où certains États sont dans une situation de défiance réelle par rapport à la construction européenne et ses valeurs.
La constatation de manquement découle d’arrêts rendus par le Conseil d’État le 10 décembre 2012 (Rhodia et Accor, n° 317075 et 317074), dans lesquels la Haute juridiction française revient sur le régime applicable en matière de précompte immobilier, c’est-à-dire les impositions pesant sur les dividendes lorsque ces derniers sont versés entre les filiales et les sociétés mères. La législation française avait déjà été jugée incompatible avec le droit de l’Union en raison de la discrimination qu’elle établissait lorsque la filiale était située dans un autre État membre (CJUE 11 sept. 2010, Accor, n° C-310/09). Pour la Commission européenne, le Conseil d’État a maintenu dans les arrêts Rhodia et Accor le régime discriminatoire contraire aux articles 49 et 63 TFUE, respectivement sur la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux, ce que la Cour confirme.
Cependant, au-delà du manquement sur les règles applicables au marché intérieur, l’arrêt est singulier étant donné que la Cour de justice constate expressément pour la première fois une violation par une juridiction suprême du droit de l’Union et plus précisément de l’article 267, paragraphe 3 TFUE. Sur le principe, la Cour avait admis qu’une institution constitutionnellement indépendante pouvait être à l’origine d’un manquement imputable à l’État, la solution n’est ainsi pas en théorie juridiquement innovante.
Sur le fond, il existe une obligation de poser une question préjudicielle en interprétation pour une juridiction de dernier ressort conformément à l’article 267, paragraphe 3 TFUE. Cette obligation connaît toutefois des tempéraments qui ont été posés par l’arrêt Cilfit (CJCE 6 oct. 1982, Cilfit, n° 283/81) lorsque la juridiction nationale se trouve dans une des situations suivantes : la question n’est pas pertinente ou la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation ou l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
Le doute raisonnable
Pour la CJUE, le Conseil d’État ne se trouvait pas, en l’espèce, dans l’hypothèse de l’absence de doute raisonnable. Tout d’abord, le Conseil d’État était confronté au silence de l’arrêt Accor du 11 septembre 2011 (précité) sur certains points de droit qui empêchait de dégager une solution évidente. Ensuite, le Conseil d’État devait prendre en considération la solution d’un arrêt rendu quelques semaines auparavant sur le même objet, visant la législation britannique (CJUE 13 nov. 2012, gr. ch., Test Claimants, n° C-35/11). Or le Conseil d’État a choisi d’écarter sciemment cet arrêt au motif que le système britannique était différent. Au contraire, la CJUE juge que ces éléments auraient dû conduire le Conseil d’État à opérer un renvoi préjudiciel afin de ne pas rendre un arrêt en contradiction avec le droit de l’Union. L’existence d’un doute raisonnable était en effet réelle dans cette situation.
La Cour précise également que le Conseil d’État « ne pouvait être certain que son raisonnement s’imposerait avec la même évidence à la Cour de justice ». Le raisonnement de la Cour n’est alors plus lié à la clarté de l’acte pour justifier l’obligation de renvoi préjudiciel, mais à l’interprétation que la Cour de justice aurait pu retenir de l’acte. Ainsi de manière sous-jacente, la Cour étend l’obligation de saisine aux hypothèses où l’interprétation retenue par le juge national ne serait pas partagée de manière certaine par le juge de l’Union, alors même que le juge national est amené à trancher au fond au regard d’éléments qui ne sont pas nécessairement en possession du juge de l’Union. L’obligation de saisine s’impose alors en fonction de la théorie de l’acte clair, mais également d’une interprétation partagée.
Au niveau de l’Union, il apparaît que les exigences de cohérence et d’application uniforme du droit de l’Union sont renforcées par cet arrêt.
Au niveau national, il ne fait pas de doute qu’au-delà du rappel des obligations figurant à l’article 267, paragraphe 3 TFUE, le contentieux n’en est pas pour autant clos puisque les entreprises concernées pourront envisager d’engager la responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union, ouvrant la voie à une application concrète de l’arrêt Köbler (CJCE 30 sept. 2003, Gerhard Köbler, n° C-224/01).
CJUE 4 octobre 2018, Commission contre France, n° C- 416/17
Références
■ Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
Article 49
« Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre.
La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. »
Article 63
« 1. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.
2. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. »
Article 267
« La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel:
a) sur l'interprétation des traités,
b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union.
Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.
Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.
Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais. »
■ CE 10 déc. 2012, Rhodia, n° 317074 B
■ CE 10 déc. 2012, Accor, n° 317075
■ CJUE 11 sept. 2010, Accor, n° C-310/09 : D. 2011. 2400 ; RTD eur. 2012. 191, chron. D. Berlin.
■ CJCE 6 oct. 1982, Cilfit, n° 283/81
■ CJUE, gr. ch., 13 nov. 2012, Test Claimants, n° C-35/11
■ CJCE 30 sept. 2003, Gerhard Köbler, n° C-224/01
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