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Droit européen et de l'Union européenne
Le mail : preuve insuffisante d’une entente
Mots-clefs : Ententes, Pratiques concertées, Preuve, Faisceau d’indices, Autonomie procédurale, Principe d’effectivité, Autorité nationale de concurrence, Présomption d’innocence.
L’identification de la preuve est indispensable à la démonstration d’une entente prenant la forme d’une pratique concertée. Toutefois, un simple mail ne peut constituer une preuve suffisante, elle doit être corroborée par des éléments complémentaires pour retenir l’existence d’une pratique concertée ainsi que le précise la Cour de justice. Ce faisceau d’indices relève uniquement de la présomption simple, ouvrant la voie à une réfutation par l’entreprise concernée, notamment par la démonstration de sa prise de distance publique avec la concertation ou au regard du comportement autonome adopté sur le marché.
La lutte contre les pratiques anticoncurrentielles relève à la fois du droit français et du droit de l’Union. Chaque fois que les conditions sont réunies, les autorités nationales de concurrence doivent mettre en œuvre le droit de l’Union, tout en s’appuyant sur les règles procédurales nationales, conformément au principe de l’autonomie procédurale. Ce principe est toutefois encadré, la procédure nationale ne devant pas constituer un obstacle à l’effectivité des règles de l’Union, exigeant que le droit national ne rende pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice du droit. Dans cet arrêt, la Cour revient sur ces aspects pour préciser le régime de la preuve et la présomption à l’égard d’une entente en application de l’article 101, paragraphe 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et du règlement n°1/2003 relatif à la mise en œuvre des articles 101 et 102 du TFUE.
À l’origine de la question préjudicielle se trouve un contentieux en matière de droit des ententes. L’autorité de la concurrence lituanienne a identifié une pratique concertée à partir d’un site commun de réservation de voyages en ligne E-turas, administré par l’entreprise Eturas. Eturas a vendu, sous forme de licence, l’accès à ce site à plusieurs agences de voyages. Le 27 août 2009, Eturas a envoyé un mail aux différentes agences leur expliquant que les offres faites sur le site ne pourraient contenir des remises supérieures à 3% et que celles qui seraient supérieures à ce chiffre seraient ramenées automatiquement à 3%. L’autorité nationale de la concurrence a constaté qu’après ce mail huit agences de voyages faisaient état de remise de 3% au maximum. À la suite de l’enquête, l’autorité a retenu l’existence d’une pratique concertée entre E-Turas et 30 agences de voyages. Or certaines agences précisent ne pas avoir reçu le message ou ne pas l’avoir lu, sachant que ce site représentait parfois une part infime de leur activité.
La question préjudicielle visait à déterminer quelle était la nature des preuves nécessaires pour démontrer l’existence d’une pratique concertée en application de l’article 101 du TFUE. Autrement formulé, l’envoi d’un seul e-mail peut-il suffire à constater l’infraction aux pratiques anticoncurrentielles ?
Avant de revenir sur la question de la preuve, la Cour apporte des précisions afin de distinguer ce qui relève des conditions de fond et des conditions procédurales. Cette distinction est essentielle, étant donné que les autorités nationales de concurrence doivent appliquer les dispositions de fond en matière d’ententes et notamment l’article 101 du TFUE. En revanche, les règles procédurales et de sanction relèvent du droit national, dans la limite où elles ne violent pas le principe d’effectivité.
La pratique concertée se définit au regard de la jurisprudence comme une coordination entre entreprises qui, sans être allées jusqu’à conclure un accord formel, ont sciemment adopté une coopération pratique plutôt que de s’exposer aux risques d’un marché concurrentiel. Une pratique concertée peut consister dans une prise de contact directe ou indirecte entre entreprises dont l’intention ou l’effet est soit d’influencer le comportement du marché, soit de faire connaître à leurs concurrents le comportement qu’elles entendent adopter à l’avenir. La présence d’une entreprise, ayant un comportement passif au cours d’une réunion de coordination, ne conduit pas l’entreprise à échapper à la sanction, sa seule présence étant suffisante. L’approbation tacite d’instructions conduit à reconnaître la participation de l’entreprise à la pratique concertée. Ainsi il existe une présomption de causalité entre la concertation et le comportement sur le marché, c’est-à-dire entre la prise de contact (élément matériel) et le comportement (élément intentionnel). Cette définition sur le fond de la pratique concertée exige toutefois des preuves.
La Cour rappelle qu’il revient à la procédure nationale d’encadrer la preuve, tout en respectant notamment le principe d’effectivité. Ainsi, la procédure nationale ne doit pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés. La Cour précise toutefois la preuve devant être rapportée, l’enjeu de cette réponse étant une bonne application du droit des ententes. Selon la jurisprudence, la preuve peut être apportée par des preuves directes, ou à défaut moyennant des indices. La Cour reconnaît une certaine souplesse dans la recherche de preuve, même si elle exige que cette recherche de preuve et leur interprétation se fassent tout en respectant la présomption d’innocence, énoncée dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 48). Aussi un seul message ne peut constituer une preuve suffisante de la pratique concertée. Le message doit être appuyé par d’autres indices, notamment par la démonstration d’une coordination sur le marché et d’un lien de causalité entre le message et la coordination. Ces preuves ne constituent néanmoins qu’une présomption simple.
La Cour exige que cette présomption soit renversée par différents moyens. Parmi ces moyens, doit être intégré que l’entreprise a pris publiquement distance avec la concertation. Cette distanciation n’a pas à être faite à l’égard de tous les concurrents dès lors que l’agence de voyages ne peut pas les identifier au regard du mode de concertation. Une objection claire et explicite envoyée à l’administrateur par une agence de voyages suffit à renverser la présomption. La Cour indique également que la présomption pourrait également être écartée si l’agence continuait à pratiquer des remises de plus de 3%.
La Cour encadre précisément le régime de la preuve, reconnaissant le recours à un faisceau d’indices, en l’absence de preuves directes, faisceau qui ne constitue qu’une présomption simple conformément à la reconnaissance de la présomption d’innocence.
CJUE, 21 janv. 2016, Eturas UAB, C-74/14
Références
■ Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
Article 101 (ex-art. 81 TCE)
« 1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à:
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction,
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement,
d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats.
2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit.
3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables:
- à tout accord ou catégorie d'accords entre entreprises,
- à toute décision ou catégorie de décisions d'associations d'entreprises et
- à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées
qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans:
a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,
b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence. »
Article 102 (ex-art. 82 TCE)
« Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à:
a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction non équitables,
b) limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs,
c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
d) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats. »
■ Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
Article 48
« 1. Tout accusé est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
2. Le respect des droits de la défense est garanti à tout accusé. »
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