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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Le massacre de Katyń devant la CEDH
Mots-clefs : Cour européenne des droits de l’homme, Massacre, Droit à la vie, Obligation de coopération, Mauvais traitement, Décès, Compétence temporelle, Obligation positive
Compétence ratione temporis, obligation de coopération des États et traitement inhumain, tels sont les points de droit examinés par la CEDH dans sa décision relative au massacre de Katyń.
C’est une décision hautement symbolique qu’a rendue la CEDH le 16 avril dernier dans une affaire dont les faits remontent à 72 ans ! Le nom de « massacre de Katyń » désigne le meurtre de plusieurs milliers de Polonais après l’invasion de la République de Pologne par l’Armée rouge en septembre 1939. Réputées hostiles à l’idéologie communiste, ces personnes furent conduites dans des camps ou des prisons dirigés par les Soviétiques et furent tuées par les services secrets sans avoir été jugées en avril et mai 1940, puis enterrées dans des fosses communes dans la forêt de Katyń près de Smolensk.
Une enquête sur le massacre fut ouverte en 1990 en Russie. La procédure pénale prit fin en 2004 par une décision de clore l’enquête. Le texte de cette décision étant toujours classé secret, les ayants droit des victimes n’ont accès ni à celui-ci ni à aucune autre information concernant le dossier de l’enquête pénale. Les demandes répétées qu’ils ont faites en vue d’être autorisés à consulter cette décision et d’obtenir sa déclassification ont toujours été rejetées par les tribunaux russes, au motif notamment qu’ils n’avaient aucun droit d’accès aux dossiers dès lors qu’ils ne s’étaient pas vu reconnaître la qualité de victimes. Les demandes visant à la réhabilitation de leurs proches ont également été écartées par le parquet militaire principal, de même que par les tribunaux.
Maigre consolation, le 26 novembre 2010, la Douma russe émit une déclaration au sujet de la « tragédie de Katyń » dans laquelle elle réaffirmait que « l’extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale » avait été perpétrée sur l’ordre de Staline et qu’il fallait continuer à « vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyń et ailleurs et mettre au jour les circonstances de cette tragédie (...) ».
Les requérants — 15 ressortissants polonais proches de 12 victimes du massacre —, invoquant les articles 2 (droits à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme, se plaignaient que les autorités russes n’avaient pas mené une enquête effective sur le décès de leurs proches et avaient adopté une attitude dédaigneuse face à toutes les demandes d’information sur ce qui était arrivé aux défunts.
Dans son arrêt, la Cour constate qu’elle ne peut examiner le grief des requérants mettant en doute l’effectivité de l’enquête sur le massacre de Katyń. Elle considère toutefois que la Russie a failli à son obligation de coopérer avec elle, et que sa réaction face à la plupart des démarches entreprises par les proches des victimes pour découvrir la vérité sur ce qui est arrivé en 1940 s’analyse en un traitement inhumain.
■ Compétence ratione temporis : l’impossibilité d’examiner au fond le grief tiré de l’article 2 (obligation d’enquêter sur la perte de vies humaines)
S’agissant du grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 2, selon lequel les autorités russes n’ont pas mené une enquête pénale adéquate sur les circonstances ayant conduit au décès de leurs proches, se posait la question de la compétence temporelle de la Cour, c’est-à-dire la question de savoir si elle pouvait examiner le caractère approprié d’une enquête sur des événements survenus avant la ratification par la Russie de la Convention européenne des droits de l’homme.
Il est rare qu'un arrêt de la Cour se prononce sur sa compétence ratione temporis. Le principe de non-rétroactivité a pour effet de limiter dans le temps l'application des dispositions matérielles de la Convention et celles qui régissent la compétence de la Cour. Pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est donc essentiel d'identifier dans chaque affaire donnée la localisation exacte dans le temps de l'ingérence alléguée (CEDH, Gde ch., 8 mars 2006, Blečić c. Croatien). Ainsi, si l’obligation d’enquêter de manière effective sur tout décès survenu dans des circonstances illégales ou suspectes entre en jeu même lorsque le décès est antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention, la Cour ne peut se pencher sur une enquête sans limites temporelles concernant des événements antérieurs à la date à laquelle la Convention a pris effet. En conséquence, elle ne peut examiner que des faits ou omissions postérieurs à cette date. Par ailleurs, pour que l’État soit tenu d’enquêter sur les décès, il doit exister un lien véritable entre ceux-ci et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet État. Qu’en est-il en l’espèce de ces deux points ?
– Sur l’examen des faits postérieurs à la date de ratification : la Cour relève que la plupart des mesures d’enquête dans cette affaire sont antérieures à la date de la ratification de la Convention par la Russie en 1998. Cet élément en soi empêche donc la Cour d’apprécier l’effectivité de l’enquête prise dans son intégralité et de se forger une opinion relativement à l’observation par la Russie de son obligation d’enquêter découlant de l’article 2.
- Sur l’existence d’un lien véritable entre les décès et l’entrée en vigueur de la Convention : la Cour souligne d’abord le laps de temps écoulé : 58 ans entre le massacre et la ratification et en conclue qu’il n’est pas possible d’établir un lien véritable entre les décès en question et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.
La Cour estime que les circonstances de l’espèce ne peuvent justifier l’existence d’un lien entre les décès et la ratification. Si ce massacre constitue un crime de guerre, par nature imprescriptible, aucun élément soulevant des questions nouvelles ou plus larges n’a été découvert après la ratification imposant de réactiver l’obligation pour la Russie d’enquêter. Pour les juges européens, « l’absence d’éléments susceptibles d’établir un pont entre un passé lointain et la récente période ayant débuté après la ratification » ne permet d’examiner au fond le grief que les requérants tirent de l’article 2.
■ Manquement de la Russie à son obligation de coopérer avec la Cour au sens de l’article 38 (obligation de fournir toutes facilités nécessaires pour examiner l'affaire)
Cet arrêt permet encore de rappeler que l’article 38 de la Convention pose une obligation positive de coopération à la charge des États. Cette obligation s’inscrit dans le cadre de l’examen contradictoire de l’affaire par la Cour. Cette dernière détermine de manière discrétionnaire les documents dont elle a besoin pour examiner toute affaire dont elle est saisie.
En l’espèce, face au refus de la Russie de lui communiquer la décision de 2004 de clore l’enquête sur le massacre de Katyń, la Cour condamne pour manquement à son obligation de coopérer avec elle.
■ Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains)
La réaction de la Russie face à la plupart des démarches entreprises par les proches des victimes pour découvrir la vérité sur ce qui est arrivé en 1940 s’analyse en un traitement inhumain selon les juges européens.
Rappelons que pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Au-delà des souffrances physiques, la souffrance et l'inquiétude profondes éprouvées ou encore l’angoisse peuvent s’analyser en un mauvais traitement.
Tel est le cas en l’espèce où les requérants ont subi un double traumatisme : ils ont perdu leurs proches pendant la guerre et, pendant plus de 50 ans, n’ont pu découvrir la vérité sur ces décès parce que les autorités communistes soviétiques et polonaises avaient déformé les faits historiques.
La Cour se situe ici dans la période post-ratification pour examiner le grief de l’article 3. La Cour se dit « frappée par l’évidente réticence des autorités russes à admettre la réalité du massacre de Katyn » et cette attitude atteste, selon elle, d’un « franc mépris pour les préoccupations des requérants et d’une tentative délibérée de jeter la confusion sur les circonstances ayant mené au massacre de Katyn » et « d’une attitude dépourvue d’humanité ». Elle rappelle notamment qu’en vertu de l’article 3, l’État doit rendre compte des circonstances du décès de la personne concernée et de l’endroit où elle se trouve enterrée. Or, les requérants ont dû assumer la tâche de découvrir comment leurs proches étaient morts, les autorités russes ne leur ayant fourni aucune information officielle quant aux circonstances des décès et n’ayant entrepris aucune démarche sérieuse pour localiser les sites où les proches des requérants étaient enterrés.
CEDH 16 avr. 2012, Janowiec et autres v. Russie, n° 55508/07 et 29520/09
Références
■ CEDH, Gde ch., 8 mars 2006, Blečić c. Croatien, n° 59532/00.
■ Convention européenne des droits de l’homme
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3 - Interdiction de la torture
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 38 - Examen contradictoire de l’affaire
« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »
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