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[ 24 octobre 2025 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Le préjudice esthétique ne se réduit pas à l’apparence physique

Le préjudice esthétique temporaire peut inclure des troubles de l'élocution contraignant la victime à se présenter dans un état physique altéré au regard des tiers, même si ces troubles caractérisent aussi une gêne fonctionnelle.

Civ. 1re, 24 sept.2025, n° 24-11.414 B

Après une pose d'implants et de bridges, une patiente présente des troubles de l'élocution et de mastication réduits, des années plus tard, par la pose d’une nouvelle prothèse. Après l'obtention d'expertises en référé, elle assigne son chirurgien-dentiste en responsabilité et indemnisation au titre des dépenses de santé actuelles et de son préjudice esthétique ante consolidation. En cause d’appel, les juges rejettent l’intégralité de ses demandes aux motifs, concernant le premier chef de préjudice, d’une insuffisance de preuves et, concernant le second, de l’impossibilité de qualifier le trouble de phonation invoqué, constitutif d’une simple gêne fonctionnelle, de préjudice esthétique. Devant la Cour de cassation, la victime rappelle que le juge ne peut refuser de statuer sur une demande indemnitaire dont il admet le bien-fondé en son principe, au motif de l'insuffisance des preuves fournies par une partie. Elle soutient également que ses graves difficultés d'élocution, générées par le fait fautif traumatique avant consolidation, lui ouvrent droit à réparation au titre du préjudice esthétique temporaire.

La première chambre civile lui donne raison. Au visa de l’article 4 du Code civil, fondement de la prohibition du déni de justice dont s’infère, en droit de la responsabilité civile, l’obligation du juge de statuer sur une demande indemnitaire dont il constate le bien-fondé (v. réc. Ass. plén., 27 juin 2025, nos 22-21.812 et 22-21.146), elle juge, d’une part, qu’en refusant d’indemniser le poste des dépenses de santé actuelles, la cour d’appel a refusé de statuer sur un préjudice dont elle constatait l'existence, et ainsi violé le texte susvisé. Puis au double visa de l'article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et du principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, elle affirme d’autre part que le préjudice esthétique temporaire peut inclure des troubles de l'élocution contraignant la victime à se présenter dans un état physique altéré au regard des tiers, même si ces troubles caractérisent aussi une gêne fonctionnelle.

La nomenclature « Dintilhac » consacre expressément, à titre de poste distinct, le chef de préjudice esthétique temporaire, caractérisé par l’existence d’une altération de l’apparence de la victime avant la date de la consolidation de son état de santé. Le rapport de travail Dintilhac indique en ce sens que durant la maladie traumatique, la victime subit bien souvent des atteintes physiques, voire une altération générale de son apparence physique, à l’origine d’un dommage « certes temporaire, mais aux conséquences personnelles très préjudiciables, lié à la nécessité de se présenter dans un état physique altéré au regard des tiers ». Longtemps négligée jusqu’à sa consolidation, l’indemnisation de ce type de préjudice est désormais acquise, nonobstant son caractère temporaire. L’apport de la nomenclature précitée, par la création d’un chef de préjudice autonome, fut sur ce point décisive. En effet, s’il fut présenté à l’origine comme un outil simplement indicatif, le guide que constitue cette nomenclature a acquis dans la pratique judiciaire une force contraignante justifiant que la Cour de cassation contrôle, au nom du principe de la réparation intégrale, le respect par les juges du fond de la classification qui y est prévue. Or conformément à la nomenclature, le principe de la réparation intégrale du préjudice suppose de considérer le préjudice esthétique temporaire comme un poste de préjudice indépendant des autres chefs de préjudices extrapatrimoniaux que constituent les souffrances éprouvées avant consolidation (Civ. 2e, 3 juin 2010, n° 09-15.730), le déficit fonctionnel temporaire et le préjudice d’agrément (Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-18.938). Aussi doit-il être distingué du préjudice esthétique permanent de façon à ne pas mutualiser l’indemnisation, ce qui reviendrait à méconnaître le principe de la réparation du préjudice sans perte pour la victime (Civ. 2e, 7 mars 2019, n° 17-25.855). Dans la mesure où la victime justifie avant la consolidation de souffrances esthétiques, elle doit donc obtenir du juge une indemnisation intégrale, indépendante des postes voisins, de son préjudice esthétique temporaire.

Reflet de son autonomie, la solution a pour autre apport d’éclairer la notion même de préjudice esthétique temporaireLa Cour de cassation étend explicitement son contenu au trouble phonétique, dans un sens conforme à la jurisprudence antérieure, qui adopte une conception large de la notion de préjudice esthétique temporaire de façon à y inclure toute atteinte à la façon dont la victime doit se présenter aux yeux des tiers, sans limiter son indemnisation aux altérations de l’apparence physique stricto sensu et aux atteintes esthétiques les plus graves. La jurisprudence refuse en effet de conférer une quelconque exclusivité aux conséquences physiques graves, et intègre toutes formes d’atteintes esthétiques au sein de ce poste de préjudice : plaies, cicatrices, brûlures, hématomes, paralysies, altération de l’apparence générale ou particulière, notamment en cas de trouble de la démarche, (ex : utilisation de béquilles) ou de modification de la voix (ex : aphonie). La Cour de cassation confirme ici que ce poste de préjudice ne concerne pas uniquement l’apparence visible, mais toutes les altérations perceptibles par les sens, depuis le fait dommageable jusqu’à sa consolidation : vue, odorat, toucher ou, comme en l’espèce, l’ouïe, à raison des troubles d’élocution et de phonation de la victime. Dans le même sens, elle avait déjà reconnu « qu’un bégaiement constaté médicalement avant la date de consolidation » devait être indemnisé au titre du préjudice esthétique temporaire (Civ. 2e, 22 nov. 2012, n° 11-25.661). L’indemnisation de ce poste temporaire de préjudice doit donc être octroyée par le juge, au nom de son obligation de juger, quelle que soit la nature ou la gravité des lésions médicalement constatées, dès lors que celles-ci ont eu pour effet, durant la période traumatique, d’altérer l’état dans lequel la victime était contrainte de se présenter aux tiers. Ce qui justifie la cassation ici prononcée : au-delà d’une simple « gêne fonctionnelle », les troubles de l’élocution subis par la victime ante consolidation caractérisent un préjudice d’ordre « esthétique », en ce qu’ils ont altéré la façon dont la victime pouvait s’adresser aux tiers. Extensive, cette approche du préjudice esthétique permet en l’espèce d’indemniser la victime qui, jusqu’à la pose d’une nouvelle prothèse réduisant ses troubles, aura subi pendant plus de dix ans une altération « temporaire » de son état.

Références :

■ Ass. plén., 27 juin 2025, nos 22-21.812 et 22-21.146 DAE, 29 sept.2025, note M. Hervieu ; D. 2025. 1207.

■ Civ. 2e, 3 juin 2010, n° 09-15.730

 Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-18.938

■ Civ. 2e, 7 mars 2019, n° 17-25.855 P : D. 2019. 535 ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2019. 344, obs. P. Jourdain ; ibid. 356, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 22 nov.2012, n° 11-25.661

 

Auteur :Merryl Hervieu

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