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[ 23 novembre 2022 ] Imprimer

Contrats spéciaux

Le principe de séparation des pouvoirs appliqué aux actes translatifs de propriété

L'ordre juridictionnel compétent pour connaître d'une action en annulation d'un contrat conclu entre une personne publique et une personne privée dépend de la nature, administrative ou de droit privé, de ce contrat, laquelle s'apprécie à la date à laquelle il a été conclu. À moins que la loi n'en dispose autrement, celui-ci ne sera regardé comme administratif que s'il fait participer la personne privée à l'exécution même du service public ou s'il comporte des clauses qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l'exécution du contrat, impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs.

Civ. 3e, 26 oct.2022, n° 21-19.053, B

Le 15 décembre 1992, une fondation et un département ont conclu, pour la réalisation d'un projet de développement d'écoles d'enseignement supérieur, un acte portant dévolution d’un terrain, à titre gratuit, au profit du département. Le 15 janvier 1996, le département a consenti à la fondation une promesse unilatérale de vente portant sur les terrains et les bâtiments construits ou à construire sur le site, la levée de la promesse devant intervenir « au plus tôt dès la 11e année à compter de la plus tardive des déclarations d'achèvement des travaux de constructions et au plus tard 34 ans à compter de la même date ». Par une délibération adoptée le 25 septembre 2015, le conseil départemental a dénoncé la promesse. La fondation a alors assigné le département aux fins, principalement, de voir déclarer nul l'acte de dévolution et à titre subsidiaire, de voir prononcer l'exécution forcée de la promesse unilatérale de vente. Le département a soulevé avec succès, en première instance puis en appel, l'incompétence de la juridiction judiciaire.

Devant la Cour de cassation, la fondation faisait ainsi grief à l'arrêt d’avoir confirmé la déclaration d'incompétence du tribunal judiciaire de Pontoise, alors « que le juge judiciaire est seul compétent pour se prononcer sur la validité d'un titre de propriété comme sur celle des actes portant transfert de propriété ; qu'en jugeant que le juge judiciaire n'est pas compétent pour connaître de conclusions tendant à l'annulation de l'acte authentique emportant dévolution de la propriété de biens immobiliers par une personne privée au profit d'un département au motif inopérant que ces biens, après être entrés dans le patrimoine du département, ont été incorporés à son domaine public, la cour d'appel a violé, par fausse application, la loi des 16-24 août 1790 et le principe de séparation des pouvoirs. » Au visa de la loi des 16-24 août 1790 sur l'organisation judiciaire et le décret du 16 fructidor an III  qui fondent traditionnellement le principe de séparation des pouvoirs, la Cour de cassation casse la décision des juges du fond, rendue en violation de ces textes dont il résulte que l'ordre juridictionnel compétent pour connaître d'une action en annulation d'un contrat conclu entre une personne publique et une personne privée dépend de la nature, administrative ou de droit privé, de ce contrat, laquelle s'apprécie à la date à laquelle il a été conclu (§ 7). 

Ainsi la Cour procède-t-elle ainsi au rappel d’une distinction fondatrice de notre organisation juridictionnelle. La division des juridictions en deux ordres, administratif et judiciaire, est fondée historiquement sur le principe de la séparation des pouvoirs. Elle fut ensuite justifiée par la coexistence de deux corps de règles distincts, le droit public et le droit privé, leur distinction constituant encore aujourd’hui la « summa divisio » du droit positif. Droit privé et droit public forment deux corps de règles distincts correspondant au dualisme juridictionnel ici rappelé. Ainsi, en matière contractuelle, les règles applicables ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’un contrat de droit public ou de droit privé (par ex. théorie de l’imprévision). C’est pourquoi il convient de rechercher la nature, administrative ou privée, du contrat litigieux.

Dans cette perspective, la Cour précise que sauf disposition légale contraire, un contrat ne peut être « regardé comme administratif », ainsi qu’en a jugé la cour d’appel dans cette affaire, « que s'il fait participer la personne privée à l'exécution même du service public ou s'il comporte des clauses qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l'exécution du contrat, impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs » (§ 8). En effet, si un contrat ne rentre pas dans la catégorie des contrats administratifs par détermination de la loi (par ex. marchés publics, contrats de concession), il convient d’employer les critères dégagés par le juge. En ce cas, pour être administratif, un contrat doit inclure au moins une personne publique et, de façon alternative, soit avoir pour objet l’exécution d’une mission de service public soit inclure au moins une clause exorbitante de droit commun (CE 31 juill. 1912, Sté des granits porphyroïdes des Vosges, n° 30701 A), entendue comme toute « clause ayant pour objet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations, étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d'être librement consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » (CE 20 oct. 1950, Stein, n° 98459) , c’est-à-dire une clause qui ne peut trouver sa place dans un contrat de droit privé, ou qui instaure une relation inégalitaire au bénéfice exclusif de la personne publique (T. confl., 13 oct. 2014, Axa France IARD, n° 3963). Or en l’espèce, pour dire la juridiction judiciaire incompétente, l'arrêt d’appel a retenu que la qualification de droit privé de l'acte de dévolution n'a pas en elle-même d'incidence sur la solution du litige et que, si la demande d'annulation de cet acte peut avoir pour conséquence de remettre les parties dans la situation initiale, en l'état actuel du droit, le département est propriétaire du site, l'acte litigieux ayant eu un effet translatif de propriété (§ 9). Par ailleurs, la cour d’appel a ajouté que la question de l'appartenance du site au domaine public, dont dépendrait la solution de l'exception d'incompétence, ne présente pas de difficulté sérieuse, et que le juge administratif est compétent pour statuer sur l'ensemble des litiges relatifs à des biens appartenant au domaine public, de sorte que la demande de nullité de l'acte de dévolution ressort de la compétence du tribunal administratif.

Autrement dit, la cour d’appel, tout en reconnaissant la nature privée du contrat, avait conclu à l’incompétence du juge judiciaire, motif pris de la qualité de personne publique de celui devenu propriétaire du bien, faisant depuis partie du domaine public pour lequel le juge administratif serait, en cas de litige, compétent par principe. Cependant, le critère organique (contrat conclu par au moins une personne publique, ou pour son compte) ne suffit pas à la qualification de contrat administratif ; le critère matériel, fondé sur le but d’intérêt général poursuivi par le contrat, se révèle également décisif. En l’absence de participation de la personne privée cocontractante à l’exécution d’un service public ou de soumission du contrat, par une clause exorbitante stipulée dans un but d’intérêt général, au droit administratif (v. § 8, préc.), le contrat ne peut être qualifié d’administratif. La cour d’appel avait d’ailleurs reconnu la nature privée du contrat, sans toutefois en tirer la conséquence qui s’imposait : la compétence du juge judiciaire : « En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que l'acte de dévolution dont l'annulation était demandée était un contrat de droit privé, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».

Références :

■ CE 31 juill.1912, Sté des granits porphyroïdes des Vosges, n° 30701 A 

■ CE 20 oct. 1950, Stein, n° 98459 A

■ T.confl., 13 oct. 2014, Axa France IARD, n°3963 A AJDA 2014. 2031 ; ibid. 2180, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; D. 2014. 2115, obs. M.-C. de Montecler ; JA 2014, n° 508, p. 9, obs. R.F. ; AJCT 2015. 48, obs. A.-S. Juilles ; RFDA 2014. 1068, concl. F. Desportes.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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