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[ 8 novembre 2013 ] Imprimer

Le revirement de jurisprudence in defavorem imprévisible est incompatible avec l’article 7 de la Conv. EDH

Mots-clefs : Principe de légalit, Non-rétrocactivité, Revirement in defavorem

De nouvelles modalités d’imputation des remises de peine conduisant non exclusivement à modifier les « modalités d’exécution » de la peine infligée mais, également, à en redéfinir la portée, relèvent du champ d’application de l’article 7 de la Conv. EDH. Dès lors, un revirement de jurisprudence in defavorem non raisonnablement prévisible ne saurait être compatible avec cette disposition.

Pour mémoire, l’affaire concernait le report de la date de remise en liberté définitive d’une personne condamnée pour terrorisme en application d’une nouvelle jurisprudence du Tribunal suprême  espagnol — dite « doctrine Parot » — intervenue après sa condamnation. La requérante avait été condamnée pour différentes infractions liées à des attentats terroristes commis entre 1982 et 1987, à 3000 ans d’emprisonnement. Néanmoins, selon les dispositions du Code pénal espagnol, la peine fut ramenée à 30 ans et en vertu des remises de peines accordées, la date de libération fut fixée au 2 juillet 2008. Cependant, entre-temps, le Tribunal suprême espagnol avait effectué un revirement de jurisprudence concernant les remises de peine. Appliqué au cas de la requérante, ce revirement a eu pour effet de reporter au 27 juin 2017 sa date de remise en liberté définitive, soit près de 9 ans plus tard…

Invoquant l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne des droits de l’homme, la requérante contesta devant la Cour européenne l’application rétroactive du revirement de jurisprudence du Tribunal suprême sur les remises de peine après sa condamnation. Elle alléguait également une violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) pour avoir été maintenue en détention au mépris des exigences de « régularité » et de respect des « voies légales ».

Dans un premier arrêt du 10 juillet 2012, la Cour avait jugé qu’il y avait eu violation de ces dispositions. S’agissant de l’article 7, les juges européens avaient retenu que « la requérante ne pouvait à l'époque des faits prévoir à un degré raisonnable que la durée effective de sa privation de liberté se prolongerait de presque neuf ans. (…) Elle ne pouvait pas prévoir, au moment où toutes ses peines ont été cumulées, que la méthode de calcul de ces remises de peine ferait l'objet d'un revirement jurisprudentiel […] en 2006 et que ce revirement lui serait appliqué de façon rétroactive ». Concernant l’article 5, § 1er, les juges européens avaient également conclu à la violation. En conséquence, sur le fondement de l'article 46 de la Convention,  la Cour avait exigé du gouvernement espagnol « d'assurer la remise en liberté de la requérante dans les plus brefs délais ».

L’affaire avait été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du gouvernement espagnol.

Dans l’arrêt ici rapporté, la Cour confirme que l’application rétroactive d’un revirement jurisprudentiel imprévisible in défavorem méconnait le principe de légalité criminelle. 

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour  s’attache d’abord à déterminer l’applicabilité de l’article 7. Seules les mesures constituant en substance une « peine » relèvent en théorie du champ de l’article, les mesures relatives aux « modalités d’exécution » étant exclues. Ainsi, aux termes de l’arrêt Kafkaris c. Grèce, «  lorsque la nature et le but d'une mesure concernent la remise d'une peine ou un changement dans le système de libération conditionnelle, cette mesure ne fait pas partie intégrante de la “peine” au sens de l'article 7 ».

Néanmoins,  pour la Cour, rien n’exclut que des mesures prises par le législateur, des autorités administratives ou des juridictions après le prononcé d’une peine définitive (ou pendant l’exécution de celle-ci) puissent conduire à une redéfinition ou à une modification de « la portée de la peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En pareil cas, les mesures en question doivent tomber sous le coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article 7 § 1erin finede la Convention.

En l’espèce, se livrant à une appréciation in concreto, les juges européens estiment que les nouvelles modalités d’imputation des remises de peine n’ont pas modifié les seules « modalités d’exécution » de la peine infligée mais en ont aussi modifié la « portée ».

Une fois l’applicabilité de l’article 7 établie, la Cour recherche, ensuite, si le revirement jurisprudentiel défavorable était raisonnablement prévisible par la requérante, c’est-à-dire s’il pouvait passer pour poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la jurisprudence. Rien de tel selon elle. Ce revirement de jurisprudence ayant eu pour effet de modifier au détriment de la requérante la portée de la peine infligée,  le constat de violation est inévitable.

Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1er de la Convention, la Grande chambre reprend le même raisonnement que dans l’arrêt de 2012 où la chambre avait déduit, eu égard aux considérations l’ayant conduite à conclure à la violation de l’article 7 de la Convention (imprévisibilité du revirement), que, depuis le 3 juillet 2008 (date initiale de libération), le maintien en détention de l’intéressée n’était pas « régulier » et contrevenait donc à l’article 5 § 1er de la Convention (§ 130 s. de l’arrêt).

CEDH 21 oct. 2013, Del Río Prada c. Espagne, no 42750/09

Références

■ CEDH, 3esect., 10 juill. 2012, Del Rio Prada, req. n° 42750/09.

■ CEDH, gde ch., 12 févr. 2008, Kafkaris c. Grèce, n° 21906/04, RSC 2008. 692, chron. J.-P. Marguénaud et D. Roets  ; ibid. 2009. 431, chron. P. Poncela

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté 

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ; 

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ; 

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; 

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ; 

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ; 

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. 

2) Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. 

3) Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4) Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. 

5) Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

Article 7 - Pas de peine sans loi 

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. 

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. » 

Article 46 - Force obligatoire et exécution des arrêts 

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties. 

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

3. Lorsque le Comité des Ministres estime que la surveillance de l’exécution d’un arrêt définitif est entravée par une difficulté d’interprétation de cet arrêt, il peut saisir la Cour afin qu’elle se prononce sur cette question d’interprétation. La décision de saisir la Cour est prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité. 

4. Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au regard du paragraphe 1. 

5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre. Si la Cour constate qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres, qui décide de clore son examen. » 

 

 

Auteur :C. L.


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