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[ 23 mai 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Les déclinaisons du dommage corporel à l’épreuve du principe de la réparation sans profit pour la victime

Dans un arrêt rendu le 25 avril dernier, la Cour de cassation revient sur l’étendue des préjudices réparables à la suite d’un dommage corporel. Sur la base de la nomenclature Dintilhac, elle précise les critères de leur qualification ainsi que les conditions de leur autonomie, afin de ne pas indemniser plusieurs fois le même préjudice.

Civ. 2e, 25 avr. 2024, n° 22-17.229

Risques liés à la diversité des préjudices résultant du dommage corporel – À la fois patrimoniaux et extrapatrimoniaux, les préjudices résultant du dommage corporel sont très divers, et cette diversification s’est accélérée dans la période contemporaine sous l’effet du principe de la réparation intégrale, qui a donné naissance à de nouveaux chefs de préjudices susceptibles d’une indemnité spécifique. La Nomenclature Dintilhac en dresse la liste (non exhaustive) par une énumération qui présente le risque paradoxal de contredire le principe de réparation intégrale ayant justifié cette diversification des chefs de préjudice. En effet, l’émiettement des postes de préjudices réparables a rendu leurs frontières incertaines, au risque d’aboutir à indemniser plusieurs fois le même préjudice. À défaut de juguler la diversité des préjudices consécutifs à un dommage corporel, la Nomenclature y a mis de l’ordre en distinguant classiquement, d’une part, les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux, et d’autre part, les préjudices temporaires, soit ceux éprouvés avant la consolidation du dommage corporel, et les préjudices permanents, subis après celle-ci, la notion de consolidation renvoyant au moment à compter duquel le dommage, devenu définitif, n’est plus susceptible d’évolution. Si cette classification réduit le risque de chevauchement inhérent à la diversité des préjudices admis, elle ne l’écarte pas totalement. En témoigne la décision rapportée, qui censure en partie la distinction opérée par les juges d’appel de préjudices relevant d’une catégorie identique. Pour préserver l’interdiction d’indemniser deux fois le même préjudice, la Cour de cassation est alors venue préciser les critères de classification posés par la Nomenclature qui, en raison de sa simple valeur indicative, reste toujours susceptible d’évolution.

Au cas d’espèce, les ayant-droits d’une victime dont l’état n’avait, jusqu’à son décès, jamais été consolidé, avaient agi contre le responsable et son assureur en indemnisation des préjudices à la fois patrimoniaux et extrapatrimoniaux de la victime principale. Les premiers consistaient dans l’incidence professionnelle du dommage corporel de la victime, tandis que les seconds visaient un déficit fonctionnel, ainsi qu’un préjudice sexuel et d’établissement. Or la multiplicité des préjudices subis avant consolidation a conduit la cour d’appel à plusieurs erreurs de classification aboutissant à méconnaitre, dans son principe ou dans sa mise œuvre, la règle de la réparation intégrale sans profit pour la victime. Exerçant un contrôle direct de qualification des différents postes des préjudices constatés, la Cour de cassation refuse ainsi de distinguer, avant consolidation, les préjudices sexuel et d’établissement du déficit fonctionnel temporaire (DFT). Elle admet en revanche l’indemnisation de l’incidence professionnelle temporaire. 

Préjudices patrimoniaux : indemnisation de l’incidence professionnelle temporaire - Donnant gain de cause à la famille de la victime, la cour d’appel avait admis de leur allouer la somme de 80 000 euros en réparation de « l'incidence professionnelle » du dommage corporel de la victime. Or ce poste, complétant celui des pertes de gains professionnels futurs, soit la perte de revenus professionnels subie par la victime à compter de la date de consolidation, relève de la catégorie des préjudices patrimoniaux permanents, ce qui est logique puisqu’il désigne l’ensemble des conséquences périphériques du dommage corporel touchant à la sphère professionnelle de la victime, telles que la perte de droits à la retraite, sa dévalorisation sur le marché du travail, la pénibilité accrue de l’emploi exercé, la nécessité de reconversion ou bien encore la perte de chance d’une carrière professionnelle. La réparation de ce préjudice qualifié de permanent par la Nomenclature suppose donc de constater au préalable la consolidation de l’état de la victime. Or celle-ci n’ayant, en l’espèce, jamais eu lieu, le demandeur au pourvoi soutenait que les dommages constatés, liés à la nécessité pour la victime d’abandonner sa profession et à sa perte de chance d’évolution et de promotion professionnelles, ne pouvaient être indemnisés au titre de l’incidence professionnelle, préjudice réparable qu’après consolidation. La question posée à la Cour revenait donc à savoir si l’incidence professionnelle pouvait néanmoins être indemnisée à titre temporaire, hors consolidation, étant précisé que non seulement ce poste ne figure pas dans la liste des préjudices temporaires (subis avant la consolidation), mais qu’il n’est pas davantage pris en compte au titre des autres préjudices temporaires connexes, tels que les « pertes de gains professionnels actuels », couvrant les pertes de revenus éprouvées par la victime jusqu’au jour de sa consolidation, calculées sur la base des gains perçus à l’époque de l’incapacité totale ou partielle de travail. Double exclusion qui explique le rejet du moyen par la Cour de cassation : « l'arrêt, qui, au titre des pertes de gains professionnels actuels, n'a indemnisé que la perte de revenus de la victime liée à son placement en arrêt de travail, évaluée à la différence entre ses revenus antérieurs à l'accident et la pension d'invalidité qu'elle a perçue de l'organisme social après celui-ci, n'a pas indemnisé deux fois le même préjudice ». Dès lors que le principe de la réparation sans profit pour la victime est ainsi préservé, l’incidence professionnelle temporaire peut être réparée de manière autonome pour une période antérieure à la consolidation. C’est au nom de ce même principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime que la cassation est en revanche prononcée concernant la réparation des préjudices extrapatrimoniaux. 

Préjudices extrapatrimoniaux : refus d’autonomie par rapport au DFT– La cour d’appel avait en outre admis d’allouer à la famille de la victime la somme de 60 000 euros en réparation d’un préjudice sexuel et d'établissement, en sus de celle octroyée au titre du déficit fonctionnel temporaire. 

Constitué par la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap subi, le préjudice d’établissement est un poste de préjudice permanent, qui n’est donc indemnisable qu’après consolidation. En principe autonome du déficit fonctionnel (Civ. 2e, 13 janv. 2012, n° 11-10.224), il perd son autonomie lorsqu’il revêt, comme en l’espèce, un caractère provisoire. La Cour souligne en effet que lorsque cette perte est subie avant consolidation, la victime peut être indemnisée mais au seul titre du déficit fonctionnel temporaire, qui répare la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique (alors que le déficit fonctionnel permanent réparera, après la consolidation, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis dans les conditions d’existence personnelles, familiales et sociales de la victime). 

Quant au préjudice sexuel, il n’est également réparable de façon autonome qu’à la condition d’être permanent (après consolidation ; Civ. 2e, 11 mars 2021, n° 19-15.043), ce qui justifie que la Cour juge qu’avant consolidation, il faille l’indemniser au titre du déficit fonctionnel temporaire. Or la cour d’appel avait réparé le préjudice sexuel ainsi que le préjudice d’établissement de la victime, avant consolidation, au titre de postes distincts, ce qui revenait à opérer un doublon avec le déficit fonctionnel temporaire. 

La Cour de cassation confirme ainsi son refus de rendre autonomes les préjudices sexuel et d’établissement avant consolidation, là où ils font l’objet de postes de préjudices autonomes après consolidation.

Références :

■ Civ. 2e, 13 janv. 2012, n° 11-10.224 : D. 2012. 281, obs. V. Da Silva ; ibid. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2012. 316, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 11 mars 2021, n° 19-15.043

 

Auteur :Merryl Hervieu

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