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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Les limites de la liberté d’expression en audiovisuel vues par la CEDH et l’Arcom
Deux décisions de l’Arcom et un arrêt de la CEDH ont été rendues le 9 février. Celles-ci reviennent sur les limites de la liberté d’expression en audiovisuel s’agissant du contenu de séquences diffusées par la société de télévision C8 dans l’émission Touche pas à mon poste.
CEDH 9 févr. 2023, Canal 8 c/ France, nos 58951/18 et 1308/19
Par deux décisions, l’Arcom (Ass. plén., 9 févr. 2023, nos 2023-63 et 2023-64) a condamné la société de télévision Canal 8 à une sanction pécuniaire de 3,5 millions d’euros et mis en demeure de se conformer aux dispositions relatives à « l’honnêteté et à l’indépendance de l’information ». C’est à ce jour l’amende la plus importante décidée par cette institution. De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un arrêt concernant la sanction émise par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA – devenu l’Arcom) à l’égard de Canal 8 et les limites de la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10) en matière audiovisuelle.
Les faits dans la décision de l’Arcom sont les suivants : au cours d’une diffusion un invité, député, intervient au sujet de l’accueil de migrants. Évoquant un actionnaire de la chaîne, il fait l’objet de « propos injurieux (…) d’une particulière agressivité » (pt. 7, décis. n° 2023-63) et se voit « explicitement empêché d’exprimer un avis critique à l’égard d’un actionnaire de la société » (pt. 5, décis. n° 2023-64). Il s’agit ici d’un manquement à la déontologie des programmes, ainsi qu’à l’obligation de maîtrise de l’antenne par l’éditeur. En effet, l’indépendance de l’information n’a pas pu être garantie (ibid.), et les injures ont porté atteinte aux droits de l’invité (pt. 7, décis. n° 2023-63). En effet, on peut relever que l’obligation de maîtrise de l’antenne est une obligation engageant la responsabilité de l’éditeur (en l’espèce Canal 8) pour le contenu que celui-ci diffuse. Dès lors, si le contenu ne respecte pas les principes déontologiques de l’audiovisuel tels que le respect de la dignité humaine, l’honnêteté et l’indépendance de l’information, le respect de la vie privée, etc. (v. Arcom, la déontologie des programmes, ici) ; la responsabilité de l’éditeur est engagée.
L’arrêt de la CEDH vise des faits distincts, qui présentent néanmoins des aspects connexes. Sont en cause des atteintes aux droits des personnes qui résultent des manquements à la déontologie des programmes et la maîtrise de l’antenne. Deux séquences litigieuses sont visées. La première est la mise en scène d’un « jeu obscène » (pt. 88) entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses, tendant « à donner de la femme une image stéréotypée la réduisant à un statut d’objet sexuel ». La seconde est la diffusion publique, à l’insu des personnes concernées, d’un canular téléphonique visant des personnes homosexuelles. Les victimes ont « livré des informations personnelles et s’étaient prêtées à des confidences intimes sur leur sexualité » sans qu’aucune mesure destinée à protéger leur vie privée n’ait été adoptée (pt. 89). Il en résulte que cela « véhicule une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles » (pt. 91), tout en constituant une atteinte à la vie privée des personnes concernées (pt. 92). Le CSA a donc également émis des sanctions financières : à savoir une amende de 3 millions d’euros et une suspension de deux semaines des diffusions publicitaires.
■ Ingérence à la liberté d’expression. Les ingérences à la liberté d’expression peuvent être justifiées si elles sont prévues par la loi, poursuivent un but légitime, et sont nécessaires et proportionnées. Ces trois critères, prévus par l’article 10 § 2 de la Convention, sont cumulatifs. Ainsi, la Cour de Strasbourg réalise un examen des faits en suivant cette méthodologie. Concernant le premier critère, la Cour relève que le CSA peut prononcer une sanction pécuniaire (L. n° 86-1067 du 30 sept. 1986, art. 42-1) à certaines conditions. La société doit avoir fait l’objet d’une mise en demeure, le manquement sanctionné présenter une certaine gravité, et doit reposer sur des faits distincts que ceux ayant fondés la mise en demeure. La base juridique est donc établie sans difficultés (pt. 75). Quant au second critère, la Cour constate que les ingérences « visaient à la protection des droits d’autrui » : les séquences litigieuses étant attentatoires à l’image de femmes, et stigmatisantes à la vie privée, l’image, l’honneur et la réputation des personnes homosexuelles (pt. 77). Dès lors, l’ingérence poursuit un but légitime.
■ Nature du contenu. C’est dans l’examen de la nécessité et de la proportionnalité que l’on trouve les spécificités les plus importantes de la liberté d’expression. La Cour souligne ainsi que celle-ci constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » (pt. 78), rappelant l’arrêt de Grande Chambre N.I.T. c/ République de Moldova (5 avr. 2022, n° 28470/12). Il en résulte une distinction essentielle : la marge d’appréciation étatique dépend de la nature du contenu exprimé. Si le contenu est d’intérêt général, l’État ne dispose que d’une marge d’appréciation restreinte (pt. 79 ; v. CEDH, gde. ch., 23 juin 2016, Baka c/ Hongrie, n° 20261/12). A contrario, si le contenu est de nature exclusivement commercial ou publicitaire, la marge d’appréciation est étendue (pt. 80). Enfin, des garanties procédurales sont également nécessaires afin de protéger la liberté d’expression et les peines doivent être appropriées (pt. 81). La question de la nature du contenu est intéressante dans la mesure où une telle question pourrait également être soulevée dans le cadre des décisions de l’Arcom rendues le 9 février dernier.
En l’espèce la Cour relève que les séquences litigieuses n’ont « en aucune manière contribué à un débat d’intérêt général » : elles poursuivaient un but commercial (pts. 84 et 103). L’existence de garanties procédurales est aussi constatée : les sanctions ont été précédées de mises en demeures en vertu de la loi du 30 septembre 1986, une instruction et une audience contradictoires ont aussi précédé la sanction. La société de télévision a également bénéficié de la possibilité de contester celle-ci devant le Conseil d’État (pt. 83. v. CE 18 juin 2018, nos 412071 et 412074). Pour la CEDH, l’appréciation du CSA et du Conseil d’État reposent sur des motifs « pertinents et suffisants » (pts. 87 et 90), et « le caractère pécuniaire [des sanctions] est particulièrement approprié, en l’espèce, à l’objet purement commercial des comportements qu’elles répriment », et que « la lourdeur de ces sanctions (…) doit, par ailleurs être relativisée à la lumière de l’échelle des sanctions prévue par l’article 42-1 » (pt. 102), il n’y a pas violation du droit à la liberté d’expression.
Notons que « le droit à l’humour ne permet pas tout, et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume (…) « des devoirs et des responsabilités » » (pt. 85) en vertu de l’article 10 §2.
Références :
■ CEDH, gde. ch., 5 avr. 2022, N.I.T. c/ République de Moldova, n° 28740/12
■ CEDH, gde. ch., 23 juin 2016, Baka c/ Hongrie, n° 20261/12 : AJDA 2016. 1738, chron. L. Burgorgue-Larsen.
■ CE 18 juin 2018, nos 412071 et 412074 : AJDA 2018. 2383, chron. C. Nicolas et Y. Faure ; RFDA 2018. 949, concl. L. Marion.
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