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[ 1 octobre 2020 ] Imprimer

Droit du travail - relations collectives

Les subtilités du droit d’alerte en matière de libertés individuelles

Lorsqu’un salarié est confronté à une atteinte injustifiée à ses droits et libertés, il est essentiel d’intervenir rapidement, si besoin par l’intermédiaire d’un juge. 

 

Soc. 9 sept. 2020, n° 18-25.128

Soc. 9 sept. 2020, n° 18-24.861

Aussi, la loi du 31 décembre 1992 a confié aux délégués du personnel un droit d’alerte assorti d’un droit d’action spécifique. Depuis la réforme de 2017, cette prérogative appartient, non au CSE, mais individuellement à chacun des membres de la délégation élue du personnel. Le dispositif reste le même : lorsque l’élu constate une atteinte, il en saisit l’employeur pour qu’il diligente une enquête. A défaut de solution satisfaisante, l’élu peut saisir le conseil des prud’hommes qui ordonnera toute mesure propre à mettre un terme à l’atteinte. Statuant sur des alertes déclenchées par des élus en matière d’égalité de traitement et de discrimination, la Cour de cassation apporte dans deux arrêts du 9 septembre 2020 des précisions sur l’objet de cette action en justice particulière mais dont les subtilités sont délicates à déchiffrer.

Dans la première affaire, un délégué voulait obtenir des documents démontrant une discrimination en raison de l’âge en matière de rémunération et d’évolution de carrière. Dans la seconde, le délégué faisait valoir que l’employeur violait l’égalité de traitement envers certains salariés en ne leur versant pas une prime conventionnelle de 13e mois. Dans les deux cas, les juges du fond rejettent la demande et les élus se pourvoient en cassation. Or la Cour de cassation censure le raisonnement des juges du fond dans la première affaire mais le valide dans la seconde. Pourquoi la discrimination et pas l’égalité de traitement ? Pour en comprendre la raison, il faut cerner l’objet de l’action des élus du personnel en matière d’atteinte aux libertés des salariés.

L’article L. 2312-59 du Code du travail reprend exactement la formule de l’ancien article L. 2313-2 du même code concernant les délégués du personnel. L’alerte peut être déclenchée par un élu en cas d’« atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché ». Il faut immédiatement relever que les libertés collectives ne relèvent pas du champ d’application du droit d’alerte. L’explication réside dans la genèse de ce texte. Le droit d’alerte des élus est l’une des propositions du rapport rédigé par Gérald Lyon-Caen sur les « libertés publiques et l’emploi ». L’auteur recherchait les moyens adéquats de protéger les « libertés personnelles » du salarié. Il observait que le salarié victime d’une atteinte à ses libertés ne saisit généralement le juge que lorsqu’il n’a plus rien à perdre, c’est-à-dire après son licenciement… donc trop tard même si la mesure est par la suite annulée. D’où l’idée de confier aux élus un nouveau droit d’alerte - cantonné aux libertés individuelles - permettant au juge d’adopter rapidement « une mesure de prévention, de sauvegarde » (V. rapport, p. 168). Le législateur estima par la suite utile d’énoncer ce qui pourrait sembler des évidences : en 2001 il fut précisé que l’atteinte pouvait prendre la forme d’une discrimination, en 2002 d’une atteinte à la santé physique et mentale puis en 2012, d’un phénomène de harcèlement moral et sexuel. Reste que si le champ d’application apparaît très vaste, l’office du juge demeure étroitement limité. Lorsque l’enquête diligentée par l’employeur et l’élu n’aboutit pas, le juge saisi « peut ordonner toutes mesures propres à faire cesser cette atteinte et assortir sa décision d'une astreinte qui sera liquidée au profit du Trésor ». La Cour de cassation retient une lecture stricte de ce texte, restant dans la lignée du rapport Lyon-Caen, comme le montrent les deux arrêts commentés.

■ La recherche de preuves d’une discrimination : oui

Dans la première affaire, deux délégués du personnel déclenchent l’alerte en invoquant une situation de discrimination à raison de l'âge à l'encontre de plusieurs salariés. Suite à un désaccord avec l’employeur sur les modalités de l’enquête, en particulier sur les moyens d’identifier la discrimination, ils saisissent la juridiction prud'homale pour obtenir la condamnation de la société́ à produire sous astreinte un document reprenant pour l'ensemble des salariés du site certaines informations sur le déroulement de leur carrière et dont ils estimaient qu'ils leur permettraient d'établir l'existence de la discrimination. 

La Cour d’appel écarte leur demande aux motifs que les élus n’apportent pas la preuve de la discrimination. Leur raisonnement est censuré par la Cour régulatrice qui précise, pour la première fois à notre connaissance, que dans le cadre du droit d'alerte, l’élu du personnel bénéficie du partage de la preuve prévu par les textes en matière de discrimination (C. trav., L. 1134-1) : il appartient au demandeur de présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte. Dès lors que ce soupçon est établi, il incombe au défendeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. 

En l’espèce, les élus du personnel sont demandeurs. Après avoir observé qu’une mauvaise note attribuée à un salarié le prive de progression de carrière, ils apportent un élément statistique : sur 14 salariés s’étant vu attribuer la note de potentiel « D », 13 avaient plus de 45 ans. Ces éléments ne prouvent pas la discrimination mais attestent d’un risque de discrimination à raison de l’âge. Pour la Cour de cassation, l’alerte est donc justifiée et la demande des élus pertinente. On retrouve ici la logique d’un arrêt rendu en 2009. Par la remise de ce document, il s’agit de permettre aux représentants du personnel d'être éclairés sur la réalité de l'atteinte portée aux droits des personnes et aux libertés individuelles et d'envisager éventuellement les solutions à mettre en œuvre pour y mettre fin le plus rapidement possible (Soc. 17 juin 2009, n° 08-40.274). 

■ Le respect de l’égalité de traitement : non

Dans la seconde affaire, le délégué du personnel d’une société d’intérim exerce le droit d’alerte au motif que des intérimaires n’ont pas perçu la prime de treizième mois prévue par la convention collective de l’entreprise utilisatrice. Le cœur de la dispute porte sur le calcul de l’ancienneté des intérimaires. La convention collective prévoit en effet que pour la détermination de l'ancienneté, il est tenu compte non seulement de la présence au titre du contrat en cours mais également, le cas échéant, de la durée des contrats antérieurs. Aussi, pour le délégué du personnel, ce texte doit s’appliquer aux salariés intérimaires et leur ancienneté doit se calculer sur l'ensemble de leurs contrats de travail temporaire dans l’entreprise utilisatrice. Il demande donc, en application du droit d’alerte, le respect de l’égalité de traitement et le versement de la prime aux salariés concernés. 

La cour d’appel écarte la demande en estimant qu’elle présente une nature collective et qu’il n’y a pas d’atteinte à un droit des personnes. 

Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation rappelle tout d’abord que le texte du code du travail permet à un élu d’agir lorsqu’il constate « une atteinte au droit des personnes résultant notamment de toute mesure discriminatoire en matière de rémunération ». Elle rejette pourtant le pourvoi car la cour d’appel « saisie de l’exercice d’un droit d’alerte, fondé sur le principe d’égalité́ de traitement, au motif du défaut de versement aux salariés intérimaires d’une prime conventionnelle, a décidé́ à bon droit, par ces seuls motifs, que cette demande n’entrait pas dans les prévisions de l’article L. 2313-2 du code du travail ». La Cour régulatrice opère un contrôle plein et entier : les juges du fond ont retenu la bonne solution et aucune marge d’appréciation ne pouvait leur être accordée. On regrettera pourtant que la rédaction de l’arrêt en forme développée ne soit pas l’occasion pour les magistrats de mieux expliciter leur raisonnement. 

Une première lecture réduit le champ d’action des élus : l’alerte serait ouverte en matière de discrimination mais fermée en matière d’égalité de traitement. Certes, le concept de discrimination n’est pas similaire à celui d’égalité de traitement. Alors que la non-discrimination est axée sur la protection, en soi, de la personne humaine, l’égalité de traitement implique une comparaison avec d’autres travailleurs. La Cour régulatrice pourrait donc, par cet arrêt, ranger la discrimination dans la catégorie des droits des personnes et refuser cette qualification à l’égalité de traitement. Reste qu’une telle lecture parait assez radicale. Le délégué du personnel pourrait intervenir lorsqu’il constate qu’un cadre refuse une prime à une femme parce qu’il est sexiste mais n’aurait aucun droit d’alerte si ce même cadre prend une mesure arbitraire entre deux femmes car il apprécie l’une et pas l’autre... 

Une autre lecture de l’arrêt invite à mettre l’accent sur l’objet de la demande : le paiement d’une prime conventionnelle. Or, la Cour de cassation opère depuis longtemps une distinction entre une action en justice au nom et pour le compte d’un intérêt individuel d’un salarié et une action en justice en vue de préserver les droits individuels. Comme le proposait Gérard Lyon-Caen, l’objectif n’est pas de réparer mais d’éviter. Ainsi, le délégué du personnel n’a pas le pouvoir d'agir en nullité des licenciements prononcés par l'employeur à la suite d'une atteinte aux droits des personnes mais il peut réclamer le retrait d'éléments de preuve obtenus par l'employeur par des moyens frauduleux qui constituent une atteinte aux droits des personnes (Soc. 10 déc. 1997, n° 95-42.661). De même il ne peut pas demander l’annulation d’une sanction disciplinaire discriminatoire (Soc. 9 févr. 2016, n° 14-18.567) mais comme on l’a vu, il peut exiger la production des documents permettant d’attester du comportement discriminatoire. Il nous semble plus prudent de voir dans ce second arrêt du 9 septembre, par ailleurs non publié, un rappel : le droit d’alerte des élus n’est en aucun cas une action de substitution. Les syndicats représentatifs, en revanche, peuvent agir au nom et pour le compte des intérimaires (C. trav., art. L. 1251-59). Par ailleurs, l’inexécution d’une convention collective justifie l’action d’un syndicat pour atteinte à l’intérêt collectif de la profession (Soc. 11 juin 2013, n° 12-12.818). Simple question d’action en justice ou véritable problème de qualification juridique ? La portée de l’arrêt reste un peu incertaine…

 

Références

■ Soc. 17 juin 2009, n° 08-40.274 P : D. 2009. 1832, obs. S. Maillard ; ibid. 2010. 2671, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; Dr. soc. 2010. 267, chron. J.-E. Ray ; RDT 2009. 591, obs. L. Marino ; RTD civ. 2010. 75, obs. J. Hauser

■ Soc. 10 déc. 1997, n° 95-42.661 P : D. 1998. 28 ; Dr. soc. 1998. 127, note B. Bossu ; ibid. 202, obs. G. Couturier

■ Soc. 9 févr. 2016, n° 14-18.567 RDT 2016. 491, obs. P. Adam

■ Soc. 11 juin 2013, n° 12-12.818 P : D. 2013. 1555

 

Auteur :Chantal Mathieu


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