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[ 5 octobre 2021 ] Imprimer

Droit des obligations

L’état de faiblesse psychologique, cause de suspension de la prescription

Le délai de prescription au terme duquel une action en justice n’est plus recevable ne peut pas commencer à courir à une date à laquelle le demandeur se trouvait dans un état de sujétion psychologique qui l’empêchait d’agir.

Civ. 3e, 16 sept. 2021, n° 20-17.623

Entre 1999 et 2009, onze membres d’une même famille avaient été soumis à des pressions graves et répétées de la part d’un proche. Ces pressions avaient plongé cette famille dans un état de sujétion psychologique et altéré leur jugement au point de les avoir conduits à vendre, en 2008, un bien immobilier qu’ils n’avaient pas envisagé de céder.

En 2013, l’auteur des pressions exercées avait été condamné à dix ans d’emprisonnement pour abus frauduleux de leur état de faiblesse.

En 2014, la famille avait assigné les notaires rédacteurs de l’acte de vente sur le fondement de leur responsabilité délictuelle, invoquant l’état d’emprise psychologique dans lequel elle se trouvait au moment de la vente.

La cour d’appel déclara leur action prescrite. Rappelons dès maintenant qu’en matière civile, le délai de prescription de l’action en justice est de cinq ans, qu’il court à compter de la date à laquelle une personne a pris connaissance ou aurait dû connaître les faits à l’origine du dommage qu’il estime avoir subi (C. civ., art. 2224) et que l’écoulement de ce délai est susceptible d’être interrompu dans des cas d’empêchement d’agir en justice, dont celui tiré de la force majeure (C. civ. art. 2234).

Selon les juges du fond, la prescription de l’action en justice engagée par la famille se déduisait, en conséquence de ce qui précède, des éléments suivants : 

- dès 2008, la famille avait connaissance du préjudice que leur causait la sortie de ce bien immobilier de leur patrimoine. Elle pouvait donc saisir la justice jusqu’en 2013, mais plus en 2014, comme ce fut le cas en l’espèce;

- même si le délai de cinq ans pour agir en justice avait été suspendu pendant un certain temps, correspondant aux pressions exercées, les membres de cette famille ne se trouvaient plus sous l’emprise de leur auteur à compter de la fin de l’année 2009 en sorte qu’ils ne pouvaient plus soutenir l’existence d’un événement insurmontable caractérisant un cas de force majeure les ayant empêchés d’introduire leur action en responsabilité dans le délai quinquennal prévu, qui n’expirait qu’en 2013 ; partant, ils disposaient encore d’un temps suffisant pour agir, même après l’expiration du délai de leur action. 

La Cour de cassation devait ainsi répondre à la question de savoir si l’état de sujétion psychologique dans lequel se trouve un demandeur au moment de conclure un acte de vente fait obstacle à ce que le délai de prescription commence à courir à compter de la date de conclusion du contrat ?

Au visa de l’article 2234 du Code civil, aux termes duquel la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure, la Cour de cassation juge que la date de conclusion du contrat ne pouvait en l’espèce être retenue comme point de départ du délai de prescription, dès lors que la cour d’appel a relevé qu’au jour de la signature de l’acte de vente, l’état de sujétion psychologique dans lequel se trouvait la famille l’empêchait d’agir en justice.

Elle casse et annule en conséquence l’arrêt d’appel qui, pour déclarer prescrite l’action des auteurs du pourvoi, avait fixé le point de départ du délai au jour de la conclusion du contrat malgré le constat de leur situation de faiblesse, à cette date.

La suspension de la prescription est le mécanisme qui en arrête le cours de façon temporaire, la prescription recommençant à courir au moment où elle s’était arrêtée lorsque la cause de sa suspension disparaît (C. civ., art. 2230).

Le Code civil antérieur à la réforme du 17 juin 2008 prévoyait trois principales hypothèses de suspension. Ainsi en était-il à l’égard des incapables (C. civ., anc. art. 2252), de l’héritier acceptant la succession à concurrence d’actif net (C. civ., anc. art. 2258) et entre époux (C. civ., anc. art. 2253). Ces solutions ont été reprises par les nouveaux articles 2235 et suivants du Code civil, ceux-ci élargissant simplement la suspension de la prescription au profit des partenaires pacsés, et apportant quelques exceptions dans le cas des incapables (absence de suspension à l’égard de certaines créances énumérées à l’article 2235).

La jurisprudence avait cependant étendu, comme permet de le rappeler la décision rapportée, le champ d’application de la règle en s’appuyant sur l’antique maxime contra non valentem agere non currit praescriptio : la prescription ne court pas contre celui qui a été empêché d’agir. Ainsi avait-elle érigé en principe général du droit la règle selon laquelle la prescription doit être suspendue lorsque le créancier est dans l’impossibilité absolue d’agir par suite d’un empêchement résultant soit de la loi, soit de la convention, soit de la force majeure (Civ. 1re, 22 déc. 1959 ; Com. 17 févr. 1964).

La réforme n’a pas remis en cause cette règle, depuis lors légalement prévue à l’article 2234 du Code civil, et qui vaut tant en demande qu’en défense, la prescription ne pouvant courir qu’à compter du jour où celui contre lequel on l’invoque a pu agir valablement (Civ. 1re, 27 oct. 1982, n° 81-14.386).

Or tel ne peut être le cas de celui qu’un événement de force majeure prive, comme ce fut le cas en l’espèce, de la possibilité d’agir en justice : en effet, qu’elle précède ou non l’instauration d’un régime légal de protection, l’existence d’un trouble mental ou la preuve de l’insanité d’esprit affectant un demandeur sont considérées comme constitutives d’une impossibilité absolue d’agir en justice (Civ. 1re, 18 févr. 2003, n° 99-21.199 : il incombe aux juges du fond de rechercher si les troubles mentaux dont souffrait l'assuré avant l'instauration d'un régime de protection ne l'avaient pas mis dans l'impossibilité absolue d'agir; rappr. Civ. 1re, 1er juill. 2009, n° 08-13.518).

Or en l’espèce, l’état de sujétion psychologique dans lequel se trouvaient les contractants « confinait à l’insanité d’esprit » ; résultant de l’emprise d’un de leurs proches, celle-ci, imprévisible, extérieure à la sphère du contrat litigieux comme à la personnalité de ses signataires, était de surcroît irrésistible (« insurmontable ») par l’effet des pressions exercées sur la liberté et la lucidité du jugement de ses victimes.

Autrement dit, cette emprise réunissait les trois éléments constitutifs de la force majeure, justifiant que l’insanité d’esprit qui en résultait, acquise à la date de conclusion du contrat, fût considérée en vertu de la loi comme une impossibilité d’agir « par suite (…) de la force majeure » (C. civ., art. 2234, in fine).

Il convient enfin de noter que dès avant la réforme du 17 juin 2008, la jurisprudence a toujours refusé l’application de la règle précédente au cas où le titulaire de l’action, quoique temporairement empêché d’agir durant le délai, disposait encore, lorsque la cause de son empêchement a cessé, du temps nécessaire pour agir avant l’expiration du délai de prescription (Civ. 1re, 29 mai 2013, n° 12-15.001 : possibilité pour l’épouse d’avoir connaissance de la bigamie de son mari par la consultation de son acte de naissance à l’occasion de son propre mariage, survenu avant l’expiration du délai de prescription ; pour une dernière illustration, v. Com., 8 sept. 2021, n° 19-16.543).

Références : 

■ Civ. 1, 22 déc. 1959: JCP 1960.II, 11494, note P. E.

■ Com. 17 févr. 1964 P

■ Civ. 1re, 27 oct. 1982, n° 81-14.386

■ Civ. 1re, 18 févr. 2003, n° 99-21.199

■ Civ. 1re, 1er juill. 2009, n° 08-13.518 P: D. 2009. 2660, obs. V. Egéa, note G. Raoul-Cormeil ; AJ fam. 2009. 402, obs. L. Pécaut-Rivolier ; RTD civ. 2009. 507, obs. J. Hauser

■ Civ. 1re, 29 mai 2013, n° 12-15.001 P: DAE 17 juin 2013, note. Merryl Hervieu: D. 2013. 1410 ; ibid. 2050, chron. C. Capitaine et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2014. 689, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 1342, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2013. 449, obs. C. Gatto ; RTD civ. 2013. 578, obs. J. Hauserine

■ Com. 8 sept. 2021, n° 19-16.543

 

Auteur :Merryl Hervieu


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