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[ 21 avril 2016 ] Imprimer

Droit constitutionnel

Levée de l’inviolabilité parlementaire : l’autorité judiciaire et le principe de séparation des pouvoirs

Mots-clefs : Immunité, Inviolabilité, Sénateur, Séparation des pouvoirs, Mandat parlementaire, Droit pénal

Les députés et sénateurs bénéficient d’une immunité prévue à l’article 26 de la Constitution dont l'objectif légitime est de protéger l'institution parlementaire. Ces derniers jouissent notamment de l’inviolabilité: « Aucun membre du Parlement ne peut faire l’objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d’une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu’avec l’autorisation du Bureau de l’assemblée dont il fait partie. Cette autorisation n’est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive » (Const. 58, art. 26, al. 2).

Ainsi rappelée, cette disposition constitutionnelle consiste, pour la durée du mandat, en l’impossibilité d’interpeller, d’arrêter ou d’imposer une quelconque restriction de la liberté d’un parlementaire, en matière criminelle ou correctionnelle, sans avoir obtenu l’accord préalable du Bureau de l’assemblée à laquelle il appartient. Depuis la réforme constitutionnelle du 4 août 1995, le régime de l’inviolabilité ne protège plus le parlementaire contre l’engagement de poursuites (mise en examen) mais tend seulement à éviter que l’exercice du mandat parlementaire ne soit entravé par certaines actions pénales pour des actes étrangers à leur fonction. 

S’agissant des sénateurs, la procédure de levée d'inviolabilité parlementaire résulte de l'article bis de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, ainsi que des articles 105 du Règlement du Sénat et III bis de l'Instruction générale du Bureau du Sénat. Les demandes d’autorisation d’arrestation ou de mesures privatives ou restrictives de liberté sont formulées par le procureur général près la cour d’appel compétente, transmises par le garde des Sceaux au Président du Sénat, instruites par une délégation du Bureau puis examinées par le Bureau lequel se prononce sur le caractère sérieux, loyal et sincère de la demande avant de rendre une décision de rejet ou d’acceptation. Les délibérations du Bureau ne sont pas publiques et il n’existe pas de procédure d’appel. 

Seule la décision est publiée au Journal officiel.

Une telle procédure, dépourvue de caractère juridictionnel, peut-elle être soumise à l’appréciation de l'autorité judiciaire sur sa conformité aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme ? Tel était l’enjeu de l’arrêt rendu par la chambre criminelle le 15 mars dernier. 

En l’espèce, à la suite d’un signalement de Tracfin portant sur des flux financiers suspects sur les comptes d’un adjoint au maire d’une grande commune de l’Essonne, par ailleurs salarié d’un grand groupe industriel français, une enquête préliminaire sur les faits, analysés comme susceptibles de constituer des infractions au Code électoral a été ouverte. A l’issue de cette enquête, le procureur de la juridiction interrégionale spécialisée de Paris a ouvert, le 21 mars 2013, une information judiciaire contre personne non dénommée, des chefs de corruption active et passive d'une personne détenant un mandat électif, abus de biens sociaux, achats de vote, blanchiment, complicité et recel de ces délits. Les juges d’instruction saisis ont demandé la levée de l’inviolabilité parlementaire d’un sénateur, ancien maire de ladite commune. Le Bureau du Sénat, après un refus, le 8 janvier 2014, l’a accordé, le 12 février suivant. Le sénateur a été placé en garde à vue, puis mis en examen le 10 avril 2014, des chefs d'achat de vote ou tentative d'achat de vote commis à l'occasion des campagnes aux élections municipales, financement illicite de campagne électorale, complicité de financement illicite des campagnes électorales, blanchiment du produit des délits d'achat de vote et de financement illicite de campagne électorale, recel de ces délits et complicité de financement illicite de la campagne aux élections législatives dans la première circonscription de l’Essonne. 

Le sénateur a saisi la chambre de l'instruction d'une requête aux fins d'annulation de l'intégralité des actes de l'enquête préliminaire et de l'information judiciaire. Parmi ses demandes, l’élu invoquait la nullité de la garde à vue, pris du caractère inéquitable de la procédure au terme de laquelle le Bureau du Sénat a levé l’inviolabilité parlementaire, selon lui contraire aux exigences du procès équitable, en violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et de l'article préliminaire du Code de procédure pénale. 

 

La chambre criminelle approuve les juges du fond d’avoir retenu, pour écarter la demande de nullité, que l'autorité judiciaire ne saurait porter une appréciation sur la conformité aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme de la procédure suivie au sein d’une assemblée parlementaire, sans porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Selon la juridiction suprême judiciaire, « l’inviolabilité comme les modalités de sa levée font partie du statut du parlementaire et participent comme telles à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement, la chambre de l'instruction a fait l’exacte application d’un principe constitutionnel garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ». 

Dans son pourvoi, le demandeur faisait valoir que la Cour européenne des droits de l’homme reconnait que les décisions en matière de levée d’inviolabilité parlementaire « relèvent des actes internes du Parlement et donc de la seule compétence de ce dernier […] mais  « qu’il incombe néanmoins à la Cour de vérifier que la procédure parlementaire en la matière se concilie avec les droits garantis par la Convention » (CEDH, gr. ch., 3 déc. 2009, Kart c/ Turquie, n° 8917/05). 

Mais elle admet aussi et surtout que «  le mécanisme de mise en œuvre de la responsabilité parlementaire, au travers d’une décision de levée ou de nonlevée de l’immunité, est un mécanisme qui s’inscrit dans l’exercice de l’autonomie parlementaire. Les décisions prises en la matière par les instances parlementaires, organes politiques par définition, sont donc des décisions par nature politiques et non des décisions juridictionnelles » (même arrêt § 101). Contrairement à ce que soutenait le demandeur au pourvoi, s’ il appartient bien à une juridiction interne saisie du contrôle de la régularité d’une procédure, d’apprécier, en sa qualité de juge de droit commun de la Convention européenne, le respect du droit à un procès équitable dans la mise en œuvre, un tel contrôle ne peut s’appliquer que dans le cadre d’une procédure juridictionnelle. Tel n’est pas le cas de la levée d’inviolabilité parlementaire. 

Les immunités parlementaires relevant du champ du droit parlementaire, on admettra qu’un contrôle exercé par l’autorité judiciaire sur les actes du parlement contrarie frontalement le principe de séparation des pouvoirs. 

Crim. 15 mars 2016, n° 15-85.362

Références

■ Règlement du Sénat

Article 105

« 1. - Une commission de trente membres est nommée chaque fois qu'il y a lieu pour le Sénat d'examiner une proposition de résolution déposée en vue de requérir la suspension de la détention, des mesures privatives ou restrictives de liberté ou de la poursuite d'un sénateur.

Pour la nomination de cette commission, le Président du Sénat fixe le délai dans lequel les candidatures doivent être présentées selon la représentation proportionnelle. À l'expiration de ce délai, le Président du Sénat, les présidents des groupes et le délégué de la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe se réunissent pour établir la liste des membres de la commission. Cette liste est publiée au Journal officiel. La nomination prend effet dès cette publication.

2. - La commission élit un bureau comprenant un président, un vice-président et un secrétaire et nomme un rapporteur.

3. - Les conclusions de la commission doivent être déposées dans un délai de trois semaines à compter de la désignation des membres de la commission ; elles sont inscrites à l'ordre du jour du Sénat par la Conférence des présidents dès la distribution du rapport de la commission.

4. - Saisi d'une demande de suspension de la poursuite d'un sénateur détenu ou faisant l'objet de mesures privatives ou restrictives de liberté, le Sénat peut ne décider que la suspension de la détention ou de tout ou partie des mesures en cause. »

■ Instruction générale du Bureau du Sénat

Article III bis Immunités parlementaires

« Dans les cas prévus au deuxième alinéa de l'article 26 de la Constitution, l'arrestation ou toute autre mesure privative ou restrictive de liberté susceptible d'être décidée à l'encontre d'un sénateur fait l'objet d'une demande d'autorisation formulée par le procureur général près la cour d'appel compétente et transmise par le garde des sceaux, ministre de la justice, au Président du Sénat. Cette demande indique précisément les mesures envisagées ainsi que les motifs invoqués.

L'autorisation donnée par le Bureau du Sénat ne vaut que pour les faits mentionnés dans la demande prévue à l'alinéa précédent.

Les décisions du Bureau sont notifiées au garde des sceaux et au sénateur visé par la demande. Elles font l'objet d'une insertion au Journal officiel (édition des Lois et décrets). »

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 6

« Droit à un procès équitable.  1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à:

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;

c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;

e) se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience. »

■ Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789

Article 16

« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »

■ CEDH, gr. ch., 3 déc. 2009, Kart c/ Turquie, n° 8917/05, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss.

 

Auteur :C. L.


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