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Droit de la responsabilité civile
Levothyrox : la responsabilité du fabricant et de l’exploitant confirmée
Lorsque la composition d’un médicament change et que cette évolution de formule n’est pas signalée explicitement dans la notice, le fabricant et l’exploitant peuvent se voir reprocher un défaut d’information. Ce défaut d’information peut causer un préjudice moral aux utilisateurs du médicament.
Civ. 1re, 16 mars 2022, n° 20-19.786
En mars 2017, une société avait mis sur le marché la nouvelle formule d’un médicament traitant l’hyperthyroïdie (Levothyrox) : l'un des excipients, le lactose, avait été remplacé par du mannitol, et de l'acide citrique avait été ajouté. Après avoir pris la nouvelle formule du médicament, plusieurs centaines de personnes s’étaient plaintes, dès l’été 2017, d'effets secondaires indésirables. Elles reprochaient au fabricant et à l’exploitant de ne pas les avoir informées de ce changement de composition et demandaient à être indemnisées de leur préjudice moral.
Le 25 juin 2020, par 42 décisions similaires, la cour d’appel déclara le fabricant et l’exploitant du médicament civilement responsables du défaut d’information relatif au changement de formule de leur médicament (Lyon, 25 juin 2020, n° 19/02416). La faute qui leur était reprochée tenait au fait de ne pas avoir informé les utilisateurs du médicament de l’évolution de sa composition, cette modification n’ayant été signalée ni sur l'emballage, ni dans la notice. Par cet arrêt, la juridiction du second degré infirma le jugement rendu par le tribunal d’instance de Lyon ayant rejeté les demandes indemnitaires introduites, dans le cadre d’une action collective conjointe, par plus de 4000 patients en réparation du préjudice moral résultant d’un manquement des laboratoires à leur obligation d’information (TI Lyon, 5 mars 2019, n° 1117005357).
À l’appui de leur pourvoi formé contre les décisions de la cour d’appel de Lyon les ayant condamnés à payer 1000 euros de dommages-intérêts à chaque requérant, le fabricant et l’exploitant soulevaient trois moyens. Le premier a été jugé irrecevable, le bien-fondé des deux autres, rejeté.
■ La question soulevée par le premier moyen concernait le choix du fondement de l’action : dès lors qu’elle repose sur un défaut d’information qui, s’il constitue une faute au sens de l’article 1240 du code civil, sert également à caractériser le défaut de sécurité du produit (défaut de présentation), au sens de l’article 1245-3 du même code, l’action en responsabilité délictuelle introduite par les victimes d’effets secondaires liés à la nouvelle formule du Levothyrox est-elle recevable ? Les demandeurs au pourvoi arguaient de son irrecevabilité, l’identité de la faute et du défaut de sécurité s’opposant à l’engagement d’une action en réparation distincte de celle prévue par le régime spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux, dont le primat donné à son application oblige à écarter toute demande formée au titre de la responsabilité de droit commun ayant un objet ou un fondement identique (C. civ., art. 1245-17). Déjà soulevée en première instance par les laboratoires, cette exception d’incompétence, opposée à l’action subsidiaire en responsabilité du fait des produits défectueux, avait été accueillie par le tribunal qui ne s’était reconnu compétent que pour connaître de l’action principale des victimes fondée sur la réparation de leur préjudice moral (v. COJ, art. L. 211-4-1). La Cour de cassation déclare toutefois ce premier moyen irrecevable : les auteurs du pourvoi n’ayant pas contesté en cause d’appel la dissociation de compétence opérée par le tribunal et de surcroît dénoncé la carence des victimes dans l’administration de la preuve d’une faute délictuelle distincte du défaut de sécurité, la Haute cour a estimé que les laboratoires s’étaient ainsi contredit, au mépris de l’estoppel garant de la loyauté procédurale.
■ La question posée à la Cour par le deuxième moyen concernait la reconnaissance d’un défaut d’information : peut-on reprocher au fabricant et à l’exploitant du médicament, qui savaient que le changement de sa formule avait provoqué des réactions négatives chez de nombreux patients, de ne pas avoir informé leurs utilisateurs de ce changement, même si la nouvelle composition était décrite dans la notice, notice validée par l’instance ayant autorisé sa mise sur le marché ? Ce nouveau moyen avait ainsi trait à l’interprétation des dispositions réglementant la formalisation de l’information dans le secteur pharmaceutique.
Méticuleusement, la Cour de cassation expose les différentes obligations requises en matière d’information pharmaceutique. Elle rappelle ainsi que les dispositions de l’article R. 5121-138 du code de la santé publique imposent que certaines mentions soient portées sur l’étiquetage d’un médicament de manière lisible, clairement compréhensible et indélébile, et parmi lesquelles figure précisément la liste des excipients ayant un effet notoire. Est encore requise, si elle s’impose, une mise en garde spéciale des utilisateurs. S’agissant de la notice, les articles R. 5121-148 et R. 5121-149 du même code prévoient un formalisme spécialement pointilleux, exigeant la mention de la liste des excipients dont la connaissance est nécessaire pour une utilisation efficace et sans risque du médicament, une description des effets indésirables observés lors de l’usage normal du médicament et, le cas échéant, la conduite à tenir, ou encore la composition qualitative complète en substances actives et en excipients, ainsi que la composition quantitative en substances actives, en utilisant les dénominations communes pour chaque présentation du produit. La Cour précise enfin qu’en vertu de l’article L.5121-8 du même code, l’accomplissement des formalités ayant permis d'obtenir une autorisation de mise sur le marché n'a pas pour effet d’exonérer le fabricant et, s’il est distinct, le titulaire de cette autorisation, de la responsabilité que l’un ou l'autre peut encourir dans les conditions du droit commun, en raison de la fabrication ou de la commercialisation du médicament. Elle en déduit que la validation par l’Autorité Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) de la notice et de l'étiquetage d’une spécialité pharmaceutique ne fait pas obstacle, à elle seule, à l’engagement de la responsabilité pour faute du fabricant et de l’exploitant.
Or en l’espèce, si la notice répondait aux exigences réglementaires en ce qu'elle indiquait la nouvelle composition du médicament, la seule mention des deux nouveaux excipients, dans un texte au surplus dense et imprimé en petits caractères, est jugée insuffisante pour informer les patients d’une évolution de la formule. La cour approuve ainsi les juges du fond d’avoir considéré que celle-ci aurait pu être présentée de manière positive au regard de sa finalité (la stabilisation du principe actif), et signalée d’une façon plus explicite sur le conditionnement extérieur ainsi que par des mentions apparentes dans la notice, voire dans un document supplémentaire.
Relevant de surcroît que les demandeurs avaient eu connaissance d'un nombre important de personnes à risque thérapeutique en cas de changement de formule du Levothyrox et de la forte probabilité de réactions négatives chez des patients non spécifiquement identifiables, l'impossibilité de substituer le médicament aurait dû les conduire à être spécialement attentifs à l’information délivrée directement aux patients, celle par ailleurs diffusée auprès des professionnels de santé pour les avertir de ce changement n’étant pas suffisante. Ainsi les juges du fond ont-ils à bon droit estimé que la modification de la formule justifiait une mise en garde spéciale sur le conditionnement, d’une part, et dans la notice, d’autre part, ces lacunes étant constitutives d’un défaut d’information imputable aux demandeurs.
■ Le dernier problème soumis à la Cour portait sur la réparabilité du préjudice moral : indépendamment du point de savoir si la nouvelle formule du médicament est ou non à l'origine des effets secondaires ressentis, le défaut d’information, en l’espèce caractérisé, peut-il causer un préjudice moral à ses utilisateurs ?
Par ce troisième moyen, les demandeurs reprochaient aux juges du fond d’avoir accordé aux victimes la réparation d'un préjudice moral consécutif à un défaut d'information, sans constater que chacune d’entre elles avait effectivement éprouvé des troubles directement liés au changement de composition du médicament.
La Cour de cassation juge au contraire que la cour d’appel, en retenant que les requérants ayant justifié d’une prise de la nouvelle formule du Levothyrox avaient ressenti différents troubles concomitants à celle-ci, avait caractérisé un préjudice effectivement éprouvé par chacun des requérants, causé par le défaut d'information relatif à la modification de l’excipient. En l’absence d’information sur le changement de composition du médicament, ses utilisateurs n’avaient pas été en mesure de faire face à ses effets secondaires, dont ils ignoraient la cause, et de faire appel à des professionnels de santé pour y remédier. Ils ont donc subi un préjudice moral, éprouvé jusqu'à ce qu'ils aient eu connaissance de ce changement de formule.
Au visa combiné de l’article 1240 du code civil et des dispositions spécifiques du code de la santé publique, la Cour de cassation offre ainsi aux victimes privées d’information le droit à voir réparer leur préjudice moral. Cette reconnaissance d’un préjudice moral lié au défaut d’information pharmaceutique fait naturellement écho au préjudice moral d’impréparation à la réalisation d’un risque médical, réparable au titre du manquement du médecin à son devoir d'information sur les risques inhérents à un acte d’investigation ou de soins (Civ. 1re, 23 janv. 2014, n° 12-22.123 ; Civ. 1re, 25 janv.2017, n° 15-27.898). Il s’en distingue cependant par deux caractères : son caractère temporaire, lié à la possibilité des responsables de corriger, à terme, le défaut d’information portant sur un traitement médicamenteux chronique, limitant ainsi le préjudice moral qui en résulte au temps de la désinformation des victimes ; son caractère sériel, le médicament litigieux étant pris par un nombre conséquent de patients (près de trois millions en France), ce qui explique aussi l’intérêt de l’action collective conjointe en l’espèce engagée.
Références :
■ Lyon, 25 juin 2020, n° 19/02416
■ TI Lyon, 5 mars 2019, n° 1117005357
■ Civ. 1re, 23 janv. 2014, n° 12-22.123 : D. 2014. 589 ; ibid. 584, avis L. Bernard de la Gatinais ; ibid. 590, note M. Bacache ; ibid. 2021, obs. A. Laude ; ibid. 2015. 124, obs. P. Brun et O. Gout ; RDSS 2014. 295, note F. Arhab-Girardin ; RTD civ. 2014. 379, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 25 janv.2017, n° 15-27.898 : DAE 3 mars 2017, note Merryl Hervieu, D. 2017. 555, note M. Ferrié ; ibid. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RDSS 2017. 716, note D. Cristol ; RTD civ. 2017. 403, obs. P. Jourdain
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