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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Liberté de la presse et droit à l’oubli
La Cour européenne des droits de l’homme, reconnaissant la nécessité de préserver les archives de la presse, met en balance la liberté de la presse (Conv. EDH, art. 10) et le droit à l’oubli, notion rattachée à la protection de la vie privée (Conv. EDH, art. 8). Elle souligne que l’archivage électronique des articles de presse ne doit pas constituer un « casier judiciaire électronique ».
CEDH, gr. ch., 4 juill. 2023, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16
Suite à un accident mortel en 1994, un quotidien publie un article mentionnant le nom complet du conducteur responsable. Le conducteur est condamné pénalement, purge sa peine, et fait l’objet d’une décision de réhabilitation. En 2008, l’article est mis en ligne sur une archive électronique. Le conducteur demande, en 2010, l’anonymisation de son nom sur le fondement du droit à l’oubli (pt. 19). Il fait valoir que l’article apparaît lorsque son nom est entré dans un moteur de recherche en ligne, ce qui pourrait nature à nuire à sa réputation et à sa situation professionnelle (pt. 15). Les juridictions belges font droit à sa demande. Son nom est remplacé par la lettre X (pt. 38). Le requérant, éditeur du journal ayant publié l’article saisit, suite à l’épuisement des voies de recours internes, la Cour européenne des droits de l’homme.
Le requérant se prévaut de la violation, par la décision des juridictions belges, de sa liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10). Dans un arrêt du 22 juin 2021, une chambre de la CEDH examine la demande et conclut, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 10 (CEDH 22 juin 2021, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16). Notons que les arrêts de chambre peuvent faire l’objet d’une demande de réexamen dans les trois mois suivant leur prononcé. Le réexamen n’est pas systématique : le collège de Grande Chambre qui décide s’il y a lieu de faire droit à la demande. Le renvoi ayant été admis, c’est la Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, qui rend le présent arrêt.
■ Ingérence, légalité et but légitime. Examinant l’affaire, la Cour constate que la condamnation à anonymiser l’article constitue une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (pt. 167). Une ingérence n’entraîne pas systématiquement la violation de la Convention. Celle-ci peut être admise si elle répond à trois critères : si elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime, et est nécessaire à celui-ci. En l’espèce, la légalité n’est pas contestée (pt. 168). L’existence d’un but légitime, soit la protection du droit au respect la vie privée du conducteur est admis sans difficultés (pt. 169). Demeure la question de la nécessité (pt. 170).
■ Liberté d’expression et liberté de la presse. L’examen de la nécessité présente une certaine complexité. En effet, deux aspects de l’article 10 sont à considérer. Le premier volet, celui de la liberté d’expression constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (pt. 177). Le second, soit la liberté de la presse, revêt une importance particulière dans l’arrêt. Il incombe à la presse « de communiquer (…), des informations (…) sur toutes les questions d’intérêt général » en tenant compte de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui (…) » (ibid.).
Dans le cadre de la liberté de la presse, la CEDH souligne la nécessité de préserver les archives de presse, du fait de leur intérêt historique, scientifique et éducatif (v. CEDH 10 mars 2009, Times Newspaper Ltd c/ Royaume Uni, nos 3002/03 et 23676/03). La Cour mentionne, à cet égard, que le RGPD « prévoit explicitement une exception au droit à l’effacement des données à caractère personnel dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (art. 17, §3, a) » (pt. 190).
■ Droit au respect de la vie privée et droit à l’oubli. Les droits protégés au titre de l’article 10 doivent toutefois être mis en balance avec les droits du conducteur. L’article 8 prévoit un droit au respect de la vie privée, « notion large, non-susceptible d’une définition exhaustive » (pt. 188 ; V. aussi CEDH, gr. ch., 4 déc. 2008, S. et Marper c/ Royaume Uni, nos 30562/04 et 30566/04). Cela inclut le droit au respect de la réputation d’une personne si l’atteinte présente « un certain niveau de gravité » (pt. 189). La CEDH rattache le droit à l’oubli à la protection de la réputation (pt. 197), relevant que cette notion est « en voie de construction (…) » (pt. 194). La Cour n’a, dans sa jurisprudence antérieure, validé aucune suppression ou modification d’informations journalistiques licitement publiés et archivés (pt. 197 s.).
Quant aux spécificités des informations publiés sur internet, la Cour de Strasbourg se réfère à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. La publication d’une information, concernant une personne, sur internet, pendant un certain temps peut avoir un « impact négatif considérable sur la perception de cette personne dans l’opinion publique » (pt. 192 ; V. CJUE 13 mai 2014, Google Spain c/ Agencia Espanola de Protection de Datos, C-131/12).
■ Critères relatives aux archives électroniques. La Cour énumère les critères à considérer en considération des particularités du cas d’espèce. Il s’agit d’un « conflit entre l’article 8 et l’article 10 de la convention » (pt. 213), impliquant une archive de presse en ligne. Les critères mettent, en conséquence, l’accent sur la nature et l’intérêt de l’information, l’écoulement du temps, et l’existence de conséquences négatives sur les droits de la personne et la liberté de la presse.
Sept critères sont énumérés : (i) la nature de l’information ; (ii) le temps écoulé depuis les faits, la publication initiale, la mise en ligne ; (iii) l’intérêt contemporain de l’information ; (iv) la notoriété de la personne et son comportement ; (v) les répercussions négatives de la permanence de l’information en ligne, (vi) le degré d’accessibilité de l’information) ; (vii) et l’impact de la mesure sur la liberté de la presse (pt. 205).
■ Examen de la nécessité. Appliquant ces critères, la Cour considère que la mention du nom complet constitue un élément important, mais ne pose pas, à elle seule, problème (pt. 217). L’information contenu dans l’article ne présente qu’un intérêt contemporain mineur et statistique (pt. 222 s.) ; et le conducteur est un individu sans notoriété médiatique particulière à l’époque de parution de l’article, ou de son archivage (pt. 229).
Seize ans s’étant écoulés, le conducteur réhabilité a un « intérêt légitime à revendiquer la possibilité de se resocialiser à l’abri du rappel permanent de son passé, après tout ce temps » (pt. 221) De surcroît, étant donné la grande accessibilité de l’information « le maintien de l’article en cause a certainement porté préjudice » à l’intéressé (pt. 239). La permanence de l’information en ligne soulève un point particulièrement important : la Cour de Strasbourg estime que l’archivage électronique ne doit pas créer de « casier judiciaire virtuel » alors que l’intéressé a purgé sa peine et a été réhabilité (pt. 234).
Quant à l’impact de la mesure sur la liberté de la presse, la CEDH explique que les juridictions nationales saisies de litiges similaires doivent choisir des mesures adaptées au but poursuivi, tout en minimisant l’atteinte à la liberté de la presse (pt. 242). Une telle méthodologie a été utilisée par les juridictions belges en l’espèce : « les juridictions nationales ont estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée (…) dans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant est d’anonymiser l’article (…) » (pt. 249). La Cour considère, en effet, qu’une mesure d’anonymisation est moins attentatoire qu’une suppression pure et simple (ibid. ; V. aussi CEDH 28 juin 2018, M. L. et W.W. c/ Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10). L’anonymisation n’a, de surcroît, pas constitué « une charge exorbitante et excessive » pour le requérant, mais a été « la mesure la plus efficace » (pt. 255) pour protéger la vie privée du conducteur.
La mesure étant nécessaire et proportionnée, et l’atteinte à la liberté d’expression ayant été réduite au « strict nécessaire » (pt. 256), la CEDH conclut, par douze voix contre cinq, à la non-violation de l’article 10.
Références
■ CEDH 22 juin 2021, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16 : D. 2022. 2002, obs. W. Maxwell et C. Zolynski ; Légipresse 2021. 393 et les obs. ; ibid. 536, étude N. Mallet-Poujol ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol ; ibid. 510, chron. C. Bigot.
■ CEDH 10 mars 2009, Times Newspaper Ltd c/ Royaume Uni, nos 3002/03 et 23676/03
■ CEDH, gd. ch., 4 déc. 2008, S. et Marper c/ Royaume Uni, nos 30562/04 et 30566/04 : Dalloz actualité, 17 déc. 2008, obs. M. Léna, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss, D. 2010. 604, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat, AJ pénal 2009. 81, obs. G. Roussel ; RFDA 2009. 741, étude S. Peyrou-Pistouley ; RSC 2009. 182, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CJUE 13 mai 2014, Google Spain c/ Agencia Espanola de Protection de Datos, C-131/12 : DAE 21 mai 2014 ; AJDA 2014. 1147, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; D. 2014. 1476, note V.-L. Benabou et J. Rochfeld ; ibid. 1481, note N. Martial-Braz et J. Rochfeld ; ibid. 2317, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; AJCT 2014. 502, obs. O. Tambou ; Légipresse 2014. 330 et les obs. ; JAC 2014, n° 15, p. 6, obs. E. Scaramozzino ; Constitutions 2014. 218, chron. D. de Bellescize ; RTD eur. 2014. 283, édito. J.-P. Jacqué ; ibid. 879, étude B. Hardy ; ibid. 2016. 249, étude O. Tambou ; Rev. UE 2016. 597, étude R. Perray.
■ CEDH 28 juin 2018, M. L. et W.W. c/ Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10 : D. 2019. 1673, obs. W. Maxwell et C. Zolynski ; AJ pénal 2018. 462, note L. François ; Dalloz IP/IT 2018. 704, obs. E. Derieux ; RSC 2018. 735, obs. J.-P. Marguénaud.
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