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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Liberté d’expression et propos injurieux d’un rappeur envers les femmes
Mots-clefs : Liberté d’expression, Liberté de création, Rap, Violence, Femme, Chanson
Un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 18 février 2016 refuse de condamner, au nom de la liberté d’expression et de la création artistique, les propos dégradants tenus à l’égard des femmes par un rappeur dans le cadre de ses chansons.
Dans cette affaire, un chanteur était poursuivi à la suite d’une plainte déposée par de nombreuses associations féministes pour des propos peu élogieux et dénués de toute tendresse à l’égard des femmes et considérés comme injurieux. Ainsi, ce chanteur est renvoyé devant le tribunal correctionnel pour les délits d’injures publiques envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe (L. 29 juill. 1881 sur la liberté de la presse, art. 23 et 29), ainsi que de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe (art. 23 et 24 de la même loi).
Le tribunal de grande instance de Paris l’a condamné, le 31 mai 2013, pour délit d’injure publique pour le propos « les meufs c’est des putes » ; pour délit de provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur sexe pour des propos tels que « tu vas t’faire marie-trintigner » et en conséquence à une peine d’amende ; et relaxé pour le surplus des propos pour lesquels il était poursuivi.
Ensuite, les magistrats de la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 14 mai 2014, sans statuer sur le fond, constatent quant à eux que l’action engagée en 2010 est prescrite, faute d’acte interruptif et déclarent donc les constitutions de parties civiles irrecevables. Un arrêt de la chambre criminelle du 23 juin 2015 (n° 14-83.836), casse et annule l’arrêt rendu et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Versailles.
Dans sa décision du 18 février 2016, la cour d’appel de renvoi rejette tout d’abord l’exception de prescription qui est soulevée.
S’agissant du fond, se référant à l’article 29, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, les juges rappellent qu’une injure est « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferment l’imputation d’aucun fait » et doivent être poursuivies les personnes à l’origine de provocation au sens de l’article 24 de cette loi, même si la provocation n’a pas été suivie d’effet (Pour un exemple de propos injurieux, V. Ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891). Néanmoins, ils admettent que ces délits et incriminations doivent être analysés au regard de la liberté d’expression, liberté fondamentale garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Corollaire de la liberté d’expression, la création artistique qui est le fruit de l’imaginaire de l’artiste, est également visée par la cour d’appel. Selon les juges du fond, « le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaire mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie ». Il est également précisé que le rap est un mode d’expression qui est par essence brutal, vulgaire, provocateur voire violent et les magistrats ajoutent qu’il est le reflet « d’une génération désabusée et révoltée ».
Au vu de ces principes exposés, il revient à la cour d’appel d’apprécier si l’auteur poursuivi a voulu injurier les femmes et provoquer à la violence, la haine ou à la discrimination, ou alors si ses chansons expriment simplement le malaise de sa génération, dans un style musical propre.
C’est cette dernière hypothèse qui va être retenue. Au regard de l’intégralité de ses textes, l’auteur fait apparaitre des personnages imaginaires, anti-héros, fragiles et désabusés. Ses propos reflètent une « jeunesse désenchantée », « incomprise », et angoissée « d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle ». De surcroit, il est admis que le rappeur poursuivi n’incarne aucunement ses personnages et n’a jamais revendiqué en audience ou en interviews des propos violents ou sexistes. Les juges intègrent ce courant musical au même titre que le cinéma dans le champ de la création artistique pouvant exprimer la violence ou des termes brutaux. Toutefois, les paroles des textes, prises isolément, si elles sont par nature injurieuses et violentes à l’égard des femmes, doivent être analysées dans leur contexte musical. Par conséquent, interdire ces formes d’expression constituerait une atteinte à la liberté de création et à la liberté d’expression.
Ainsi, les juges du fond refusent de censurer ces propos, qui sont le fruit de la liberté de création artistique même s’ils peuvent apparaître injurieux à l’égard des femmes. Par la présente décision, les juges du fond accordent davantage de force à la liberté de création artistique : bénéficiant d’un « régime de liberté renforcé ». En ce sens, le Conseil d’État admet également un traitement favorable à la liberté de création artistique dans le cadre d’une œuvre littéraire, notamment en refusant de censurer un ouvrage sur la « littérature libertine », dont certains passages portaient atteinte à la dignité des femmes (CE 2 nov. 2011, Assoc. Promouvoir, n° 341115).
En outre, l’arrêt commenté est à rapprocher d’une autre décision concernant ce même artiste, relaxé pour des faits similaires (T. cor. Paris, 12 juin 2012, n° 0909823043).
In fine, la décision de la cour d’appel de Versailles va dans le sens du projet de loi n° 2954 relatif à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine qui prévoit, dans son article 1er, le principe de la liberté de création artistique. Toute la question étant de savoir jusqu’où va ce principe…..
Versailles, 18 févr. 2016, n° 15/02687
Références
■ Déclaration de 1789
Article 11
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 10
« Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
■ Crim., 23 juin 2015, n° 14-83.836, D. 2016. 277, obs. E. Dreyer ; RSC 2015. 675, obs. A. Giudicelli.
■ Ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891 P, D. 2010. 1712 ; ibid. 2090, chron. V. Vigneau ; RSC 2011. 130, obs. J. Francillon.
■ CE, 2 nov. 2011, Assoc. Promouvoir, n° 341115, AJDA 2011. 2494.
■ T. cor. Paris, 12 juin 2012, n° 0909823043, D. 2012. 1679, obs. A. Tricoire ; RSC 2012. 610, obs. J. Francillon.
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