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Droit de la responsabilité civile
Loi Badinter : rappel des conditions d’exonération de la faute contributive de la victime conductrice
Selon l’article 4 de la loi Badinter, lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice. En application de ce texte, pour réduire ou exclure le droit à l’indemnisation de la victime conductrice, la gravité de la faute de conduite qu’elle a commise ne suffit pas : encore faut-il, au préalable, démontrer le rôle causal de sa faute dans la survenance du préjudice.
Civ. 2e, 19 juin 2025, n° 23-22.911
Malgré ses quarante ans d’existence, la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite « loi Badinter », n’a pas épuisé toutes ses difficultés d’application, comme en témoigne l’arrêt sélectionné qui vient clarifier un point connu pour sa complexité : l’exonération du défendeur à raison de la faute de la victime conductrice.
Rappelons à titre liminaire qu’au-delà de l’assouplissement des conditions du droit à indemnisation des victimes, la loi Badinter a également innové en restreignant considérablement les causes d’exonération dont peut se prévaloir le défendeur à l’action. Ainsi, aux termes de l’article 2 de cette loi, « les victimes, y compris les conducteurs, ne peuvent se voir opposer la force majeure ou le fait d’un tiers par le conducteur ou le gardien du véhicule ». La seule cause d’exonération admise est donc la faute de la victime, dont l’opposabilité varie selon que la victime a la qualité de conducteur ou non.
Dès l’origine, la victime conductrice a été soumise à un régime d’indemnisation beaucoup moins favorable que celui des piétons. En effet, aux termes de l’article 4 de la loi, « (l)a faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis ». Quels que soient l’âge ou la situation personnelle du conducteur victime, sa faute peut lui être opposée pour réduire son droit à indemnisation. Ce texte est depuis longtemps l’objet de deux principales difficultés d’application, qu’un arrêt de la deuxième chambre civile du 9 mars 2023 est inopportunément venu renforcer (Civ. 2e, 9 mars 2023, n° 21-11.157) : d’une part, la caractérisation du rôle causal de la faute du conducteur ; d’autre part, l’appréciation de la faute du conducteur exclusive de son droit à réparation.
L’arrêt rapporté a l’immense mérite de résoudre ces deux difficultés, en l’espèce soulevées après que le conducteur d’une motocyclette fut victime, par sa faute, d’un accident de la circulation impliquant un autre véhicule terrestre à moteur. Après une expertise amiable, la victime assigna l’assureur du conducteur impliqué dans l’accident en indemnisation de son préjudice corporel. Les juges du fond ayant retenu que la victime conductrice avait commis une grave faute de conduite justifiant d’exclure son droit à réparation, celle-ci forma un pourvoi en cassation, faisant valoir le maintien de son droit à la réparation intégrale du dommage, en l’absence de rôle causal de sa faute de conduite dans la survenance de son préjudice. La Cour de cassation lui donne raison : malgré la gravité de sa faute, celle-ci ne pouvait, faute de lien causal avec la survenance de son préjudice, lui être opposée pour exclure ni même réduire son droit à indemnisation.
Nécessité du rôle causal de la faute du conducteur – Si la loi du 5 juillet 1985 a expressément prévu la possibilité d’une exonération en cas de faute du conducteur, la question s’est posée de savoir si cette faute devait nécessairement avoir un rôle causal dans la survenance de l’accident et/ou du dommage. La deuxième chambre civile avait alors développé une jurisprudence sanctionnant les fautes de comportement du conducteur indépendamment de la preuve de leur rôle dans la production du dommage (ex : conduite en état d’ivresse ou sans permis), au point de retenir, dans de telles hypothèses, une présomption irréfragable de causalité (v. not., Civ. 2e, 4 juill. 2002, n° 00-12.529). Cette position a été censurée par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans deux arrêts du 6 avril 2007 (Cass., ass. plén., 6 avr. 2007, nos 05-81.350 et 05-15.950), qui ont rappelé la nécessité pour les juges du fond de caractériser le rôle causal de la faute du conducteur, qui ne peut donc plus être présumé : seule la faute contributive de la victime conductrice permet de limiter voire d’exclure son indemnisation, soit une faute ayant joué un rôle causal dans la réalisation du dommage. Il est important de souligner ici que le lien de causalité à établir doit l’être avec le dommage, et non avec l’accident, ce qui n’est pas la même chose. Pour prendre un exemple simple, ne pas porter un casque en conduisant un deux-roues peut avoir contribué à la réalisation du dommage, sans pour autant avoir participé à causer l’accident de la circulation.
La Cour de cassation procède ainsi du rappel de cette règle prétorienne selon laquelle la faute de la victime conductrice est une cause d’exonération totale ou partielle du responsable à l’indispensable condition que cette faute soit en lien causal avec le dommage. C’est sur ce point que l’arrêt attaqué est cassé, les juges du fond ayant, en violation de l’article 4 de la loi, refusé l’indemnisation de la victime conductrice sans rechercher si sa faute de conduite avait contribué à la réalisation de son préjudice (pt n°13). En effet, sa faute, dont l’existence n’était pas en l’espèce discutée, ne pouvait lui être opposée sans démontrer que son erreur de conduite était en lien de causalité direct avec le dommage corporel qu’elle avait subi. L’erreur des juges du fond s’explique sans doute par l’équivocité des termes d’une décision, non publiée, rendue par la deuxième chambre civile le 9 mars 2023 (Civ. 2e, 9 mars 2023, préc.) et expressément citée par la Cour de cassation (pt n°11). L’arrêt d’une cour d’appel avait débouté la victime de sa demande d’indemnisation au motif que sa faute était la cause exclusive de l’accident. La Cour de cassation avait alors affirmé que, « en se référant à la cause de l’accident et non à la seule gravité de la faute commise [par la victime] pour exclure son droit à indemnisation, la cour d’appel a violé le texte susvisé ». Cette décision a pu être comprise comme marquant l’abandon de la condition d’un lien causal entre la faute et le dommage. L’arrêt réaffirmait pourtant, dans un net attendu de principe levant toute ambiguïté, que « lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice ». Face à l’erreur d’interprétation commise par les juges du fond, la deuxième chambre civile précise ici que son arrêt précédent n'a pas entendu remettre en cause l’exigence d'un rapport de causalité entre la faute du conducteur victime et le dommage qu'il a subi. Cette clarification constitue sans aucun doute l’apport majeur de l’arrêt.
Appréciation du rôle causal de la faute du conducteur – Également soulevée par cet arrêt, une autre difficulté d’application née de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985 tient dans l’incidence de la faute du conducteur sur l’exonération du défendeur et la détermination des hypothèses dans lesquelles cette faute peut conduire à une privation totale du droit à indemnisation. Après de nombreuses incertitudes, la jurisprudence a été fixée par un arrêt de chambre mixte dont la Cour rappelle ici les termes (pt n° 10) : « lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice ; il appartient alors au juge d’apprécier souverainement si cette faute a pour effet de limiter l’indemnisation ou de l’exclure » (Cass., ch. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078). Leur appréciation doit se fonder sur le degré de gravité de la faute commise, en faisant abstraction du comportement de l’autre conducteur du véhicule impliqué dans l’accident (Civ. 2e, 13 oct. 2005, n° 04-17.428 ; Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-18.547), ce qui traduit l’inopportunité de la solution jadis admise de refuser l’indemnisation de la victime conductrice fautive contre un autre conducteur non fautif (par ex., Civ. 2e, 24 nov. 1993, n° 92-12.350). Ainsi, en l’espèce, le fait que la victime ait été la seule à commettre une faute de conduite ne la privait pas, en soi, de son droit à indemnisation, et à défaut de caractériser son rôle causal dans la survenance du dommage, son droit devait bel et bien être maintenu. Si en l’espèce, la cour d’appel s’était à bon droit fondée sur la gravité de la faute de la victime pour justifier la suppression totale de son droit à indemnisation, il n’en restait pas moins qu’elle aurait dû au préalable, soit avant même d’apprécier le degré de gravité de cette faute, en rechercher le rapport de causalité avec le dommage invoqué.
Cet arrêt restitue donc utilement les deux étapes nécessaires du raisonnement à suivre pour exonérer le conducteur responsable : dans un premier temps, il convient de caractériser une faute en relation causale avec le dommage (et non avec l’accident) de la victime conductrice puis, dans un second temps, d’apprécier le degré de gravité de cette faute afin de préciser son effet exonératoire. Dans cette affaire, l’erreur des juges du fond fut donc de parvenir à la seconde étape avant d’avoir franchi la première.
Références :
■ Civ. 2e, 9 mars 2023, n° 21-11.157
■ Civ. 2e, 4 juill. 2002, n° 00-12.529 : D. 2003. 859, et les obs., note H. Groutel ; RTD civ. 2002. 829, obs. P. Jourdain
■ Cass., ass. plén., 6 avr. 2007, nos 05-81.350 et 05-15.950 : D. 2007. 1839, note H. Groutel ; ibid. 1199, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2007. 789, obs. P. Jourdain
■ Cass., ch. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078 : D. 1997. 294, note H. Groutel ; ibid. 291, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 1997. 681, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 13 oct. 2005, n° 04-17.428 : D. 2006. 425, obs. J. Daleau, note E. Cornut
■ Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-18.547 : D. 2022. 279 ; ibid. 1117, obs. R. Bigot, A. Cayol, D. Noguéro et P. Pierre
■ Civ. 2e, 24 nov. 1993, n° 92-12.350 : RTD civ. 1994. 367, obs. P. Jourdain
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