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Droit des obligations
L’opposabilité du contrat aux tiers
L’opposabilité du contrat oblige les tiers à respecter la situation juridique créée par le contrat (C. civ., art. 1200, al. 1). Elle permet réciproquement aux tiers d’invoquer le contrat contre les parties, non en tant qu’acte créateur de droit mais comme un fait, à la fois source d’information et générateur de responsabilité.
D’une part, le contrat est source d’information pour les tiers : ces derniers peuvent se servir du contrat conclu par les parties comme une source de renseignements, comme d’une « banque de données ». Ainsi, un tiers peut rechercher dans un contrat auquel il est étranger la preuve d’un fait (C. civ., art. 1200, al. 2), par exemple, la preuve de l’existence ou de la valeur d’un bien. Il s’agit donc ici d’invoquer le contrat non comme un acte créateur d’obligations mais comme un fait dont les tiers ont connaissance.
D’autre part, le contrat est source de responsabilité à l’égard des tiers : l’opposabilité du contrat permet également aux tiers d’engager la responsabilité délictuelle d’un contractant lorsque l’inexécution d’une obligation du contrat leur cause un préjudice. Dans ce cas, le tiers ne dénonce pas la violation intrinsèque de l’obligation contractuelle en elle-même ; il invoque cette méconnaissance comme un fait dommageable, générateur de responsabilité, qu’il peut opposer aux parties, sur le fondement de l’article 1240 relatif à la responsabilité extracontractuelle.
Les conditions d’engagement de cette responsabilité extracontractuelle des contractants par un tiers au contrat ont toutefois fait l’objet d’une jurisprudence aussi contrastée que contestée.
Aux termes d’une analyse traditionnelle antérieure à la réforme, le respect du principe de l’effet relatif du contrat exigeait que la faute délictuelle recherchée fût non pas purement et simplement déduite de la violation d’une obligation contractuelle, mais qu’elle soit « détachable » du contrat (Civ. 1re, 10 mai 2005, n° 02-11.759). À défaut, le contrat aurait produit, indirectement, un effet créateur de droits et d’obligations à l’égard du tiers, contraire à l’ancien article 1165 du Code civil, fondement de l’effet relatif du contrat. Longtemps, la jurisprudence a alors exigé la caractérisation d’une faute délictuelle spécifique, indépendante du seul manquement contractuel. Cependant, certains arrêts, notamment rendus par la première chambre civile, adoptaient une approche plus souple, au point d’admettre que « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci, lorsqu’elle leur a causé un dommage, sans avoir à rapporter d’autre preuve » (Civ. 1re, 18 juill. 2000, n° 99-12.135 ; Civ. 1re, 13 févr. 2001, n° 99-13.589). Ces arrêts admettaient donc que l’inexécution du contrat constitue ipso facto une faute délictuelle à l’égard des tiers, portant ainsi une atteinte manifeste au principe de l’effet relatif du contrat.
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, par un arrêt du 6 octobre 2006, dit « Boot shop », est une première fois venue trancher la controverse en affirmant que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. Plén., 05-13.255). Cet arrêt de principe a donc marqué l’abandon de la relativité de la faute contractuelle, admettant que le tiers au contrat puisse invoquer directement le manquement à une obligation née d’une convention à laquelle il n’est pas partie comme source de responsabilité à son profit. La spécificité de la faute contractuelle se trouvait donc écartée, l’inexécution du contrat devenant une source directe de responsabilité à l’égard du tiers au contrat.
Très critiqué par la doctrine, cet arrêt sema la confusion autour de la notion d’opposabilité en admettant, au mépris de la relativité contractuelle, que le contrat fût la source directe et originelle du préjudice subi par le tiers. Il a par la suite semblé remis en cause, au moins dans certaines hypothèses, par plusieurs décisions de la Cour de cassation (Com. 18 janv. 2017, n° 14-16.442, 14-18.832, inéd., et surtout Civ. 3e, 18 mai 2017, n° 16-11.203 : « Le seul manquement à une obligation contractuelle de résultat de livrer un ouvrage conforme et exempt de vices ne constitue pas une faute délictuelle à l’égard du tiers »).
Cette incertitude a conduit l’Assemblée plénière de la Cour de cassation à se prononcer à nouveau. Dans un arrêt du 13 janvier 2020, rendu sous le visa des anciens articles 1165 et 1382 du Code civil, ainsi que du nouvel article 1240, celle-ci a confirmé la solution retenue dans l’arrêt Boot shop en réitérant la règle selon laquelle « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. Plén, 13 janv. 2020, Sucrerie de Bois rouge, n° 17-19.963). Bénéficiant d’une motivation enrichie, cette décision a notamment justifié le maintien de la solution rendue en 2006 par la volonté de ne pas entraver l’indemnisation du dommage subi par les tiers et causé par le manquement contractuel.
Depuis répétée (v. not. Civ. 3e, 5 janv. 2022, n° 20-22.867 ; Civ. 3e, 15 févr. 2024, n° 22-12.365), cette solution semble acquise.
Elle est toutefois radicalement remise en cause en droit prospectif. En effet, l’article 1234 de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile déposée au Sénat en juillet 2020 dispose ainsi que « (l)orsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs mentionnés à la section 2 du chapitre II du présent sous-titre », relative à la responsabilité délictuelle. Ce texte revient donc, dans le principe, sur la solution consacrée par l’Assemblée plénière en 2006 et confirmée en 2020, puisque le seul manquement contractuel ne suffirait plus à engager la responsabilité du contractant à l’égard des tiers. Le texte prévoit toutefois un droit d’option du tiers en indiquant, dans son alinéa 2, que « le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat et ne disposant d’aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de sa mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage ». Cette dérogation à la nature délictuelle de la responsabilité des contractants, en principe seule susceptible d’être engagée, est admise en raison de l’absence de contrariété, dans cette configuration, à la relativité de la convention et surtout, compte tenu du fait qu’ainsi, le tiers ne se verrait plus placé dans une meilleure situation que le contractant victime de l’inexécution puisque « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables ».
Références :
■ Civ. 1re, 10 mai 2005, n° 02-11.759 : D. 2006. 1156, et les obs., note A. Guégan-Lécuyer ; RTD civ. 2005. 596, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2005. 577, obs. D. Legeais
■ Civ. 1re, 18 juill. 2000, n° 99-12.135 : D. 2000. 217 ; RDSS 2001. 84, obs. G. Mémeteau et M. Harichaux ; RTD civ. 2001. 146, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 13 févr. 2001, n° 99-13.589 : D. 2001. 2234, et les obs., obs. P. Delebecque ; RTD civ. 2001. 367, obs. P. Jourdain
■ Ass. Plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister, note G. Viney ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295, obs. N. Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 123, obs. P. Jourdain
■ Com. 18 janv. 2017, n° 14-16.442, 14-18.832 : D. 2017. 1036, note D. Mazeaud ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 371, obs. M. Mekki ; AJ contrat 2017. 191, obs. A. Lecourt ; RTD civ. 2017. 651, obs. H. Barbier
■ Civ. 3e, 18 mai 2017, n° 16-11.203 : D. 2017. 1225, note D. Houtcieff ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 371, obs. M. Mekki ; RDI 2017. 349, obs. P. Malinvaud ; AJ contrat 2017. 377, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2017. 651, obs. H. Barbier ; ibid. 666, obs. P. Jourdain
■ Ass. Plén, 13 janv. 2020, n° 17-19.963 : D. 2020. 416, et les obs., note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80, obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain
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