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[ 8 avril 2022 ] Imprimer

Droit des obligations

Mandat apparent : même trompeuse, l’apparence suffit

Dans un arrêt rendu le 9 mars dernier, la Cour de cassation offre une nouvelle illustration de la théorie du mandat apparent à propos d’une rétrocession d’honoraires consentie sans pouvoir de représentation par le salarié d’une société au nom et pour le compte de celle-ci, les circonstances rendant légitime l’absence de vérification par le tiers de la réalité de ses pouvoirs.

Com. 9 mars 2022, n° 19-25.704

Malgré la contingence inhérente à son application, qui dépend de l’appréciation in concreto des circonstances propres au cas d’espèce, la théorie du mandat apparent témoigne d’une vitalité dans l’actualité jurisprudentielle de la Cour de cassation que confirme la décision rapportée (v. dans le même sens, Civ. 2e, 10 nov. 2021, n° 19-25.881).

Par l’intermédiaire d’un salarié d’une SARL intervenue en qualité d’apporteur d'affaires, une société de promotion immobilière avait conclu une promesse unilatérale de vente portant sur plusieurs parcelles de terrain en vue de la construction de logements. Un riverain ayant menacé de déposer un recours contre le permis de construire qui avait été accordé, le promoteur avait signé avec lui un protocole d'accord prévoyant le versement d'une indemnité transactionnelle de 60 000 euros. Prétendant que la SARL s'était engagée à prendre en charge la moitié de cette somme moyennant une rétrocession d’honoraires, le promoteur l’assigna en paiement. Condamnée à payer la somme de 30 000 euros en application de la théorie du mandat apparent, la société employant l’apporteur d’affaires se pourvoit en cassation, arguant notamment de la violation des articles 1984 et 1998 du code civil relatifs au mandat. Selon elle, seul serait investi du pouvoir d'agir au nom de la personne morale à l'égard des tiers le gérant d’une société, dont la nomination et la cessation de fonctions sont soumises à des règles de publicité qui tiennent en échec la théorie du mandat apparent. Partant, le promoteur n’avait pu légitimement croire que son salarié avait, par sa seule fonction d’intermédiaire, le pouvoir de prendre la décision de réduire les honoraires d'apporteur d'affaires de la société, et ce d’autant moins que les circonstances autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du prétendu mandataire n’étaient pas en l’espèce caractérisées, la cour d’appel ayant seulement tenu compte de trois courriels relatifs à la rémunération litigieuse dans lesquels l’apporteur d’affaires avait simplement laissé entendre qu’il intervenait au nom et pour le compte de la société.

Confirmant au contraire l’applicabilité au cas d’espèce de la théorie de l’apparence, la Cour de cassation rejette son pourvoi. D’une part, « le seul fait que la nomination et la cessation des fonctions de gérant de société à responsabilité limitée soient soumises à des règles de publicité légale ne suffit pas à exclure qu'une telle société puisse être engagée sur le fondement d'un mandat apparent ». D’autre part, après avoir rappelé qu'« une personne peut être engagée sur le fondement d'un mandat apparent lorsque la croyance du tiers aux pouvoirs du prétendu mandataire a été légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient ce tiers à ne pas vérifier lesdits pouvoirs » (C. civ., art. 1985 et 1998), la Cour approuve l’analyse des juges du fond ayant déduit des circonstances de l’espèce que celles-ci autorisaient le promoteur à ne pas vérifier les pouvoirs de représentation du prétendu mandataire. En effet, concernant la question de la rétrocession des honoraires convenus, le promoteur avait eu le salarié pour seul interlocuteur, ce dernier ayant en outre déclaré dans plusieurs courriels intervenir au nom et pour le compte de la société, en employant le terme « nous » pour la désigner et en terminant ses messages par les mots « Pour la société… » et qui, enfin, avait confirmé par écrit l'engagement de « sa » société concernant la rétrocession d'honoraires. Par ailleurs, le promoteur envoyait ses propres courriels à l'adresse mail de la société et non à l'adresse mail personnelle du salarié. Ainsi a-t-il pu légitimement croire que son interlocuteur détenait, à l’instar d’un véritable mandataire, le pouvoir de prendre la décision de réduire les honoraires d'apporteur d'affaires de cette société.

La chambre commerciale applique ici la théorie du mandat apparent, depuis longtemps consacrée par la jurisprudence (Cass. ass. plén., 13 déc. 1962, n° 57-11.569, v. désormais, C. civ., art. 1156), à la rétrocession d’honoraires consentie par le salarié d’une SARL ayant emprunté, à cette fin, les pouvoirs de représentation légale du gérant de cette société. Rappelons que pour simplifier les relations d’affaires, la jurisprudence a découvert, à côté du mandat véritable, le mandat apparent, en vertu duquel une personne se trouve involontairement engagée en qualité de mandant parce qu’un tiers a cru dans le pouvoir de représentation d’un intermédiaire, avec lequel ce tiers a contracté comme si cet intermédiaire était juridiquement le mandataire de la personne représentée contre son gré. À l’effet de protéger les intérêts du tiers victime de cette apparence, le prétendu mandant sera en conséquence tenu d’exécuter les engagements contractés par ce faux mandataire (Com. 21 mars 1995, n° 93-13.132), par dérogation au principe selon lequel un mandant n’est pas obligé envers les tiers pour ce qu’un intermédiaire a accompli sans pouvoir ou en excédant celui qui lui a été confié. En application de cette théorie, le fait (l’apparence) crée le droit (formation et exécution d’un contrat de mandat).

Cela étant, cette théorie ne vaut qu’à la condition en l’espèce rappelée que la croyance du tiers aux pouvoirs du prétendu mandataire soit légitime, « ce caractère supposant que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs ». Plurielles, les circonstances dans lesquelles le tiers a traité avec le mandataire apparent relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. In concreto, leur analyse repose sur des critères multiples, à la fois objectifs et subjectifs : les juges s’attachent à la nature de l’acte, à l’environnement dans lequel il a été conclu (gravité, urgence), au statut des intervenants ainsi qu’à la teneur de leur relation. Or en l’espèce, outre l’exclusivité de la relation unissant le tiers promoteur au mandataire apparent concernant la rémunération litigieuse, la pluralité comme le contenu de leurs échanges, par lesquels l’intermédiaire avait déclaré agir au nom et pour le compte de « sa » société, et ainsi donné à croire qu’il la représentait, justifiaient la légitimité de la croyance du promoteur dans la réalité des pouvoirs prétendus du salarié, que confortait enfin la nature professionnelle, et non personnelle, de l’adresse mail utilisée par le promoteur pour échanger avec lui. Tant substantiels que formels (l’attention portée à cet égard aux pronoms utilisés étant significative, « nous », « ma » société…), ces éléments inférés à la fois de l’acte lui-même et des échanges entretenus par les parties s’accordaient pour établir que les circonstances dans lesquelles le promoteur avait traité avec le salarié de la SARL étaient telles qu’il avait pu légitimement croire que ce dernier était, en sa qualité apparente de gérant, le mandataire de la société et partant, jugé inutile de vérifier les contours exacts de ses pouvoirs (comp. à propos de l’associé d’une SCI, Civ. 3e, 19 mars 2020, n° 19-11.771).

Références :

■ Civ. 2e, 10 nov. 2021, n° 19-25.881

■ Cass. ass. plén., 13 déc. 1962, n° 57-11.569 P

■ Com. 21 mars 1995, n° 93-13.132 P : RTD com. 1995. 838, obs. B. Bouloc.

■ Civ. 3e, 19 mars 2020, n° 19-11.771 : AJDI 2020. 636.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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