Actualité > À la une
À la une
Droit de la responsabilité civile
Médicament défectueux : quand le doute profite à la victime
La preuve d'une exposition in utero à un médicament puis celle de l'imputabilité du dommage à cette exposition est libre et peut, notamment, être rapportée par des présomptions graves, précises et concordantes, sans qu'il puisse être exigé que le dommage ait été exclusivement causé par cette exposition.
Soutenant avoir été exposée in utero au diéthylstilbestrol (DES), une femme avait assigné en responsabilité la société productrice de ce médicament.
Pour rejeter sa demande, la cour d’appel retint que l’attestation rédigée par une personne très proche de la victime quelques mois avant l'assignation au fond, même confortée par une ordonnance prescrivant du DES qui n'était pas nominative et présentée comme se rapportant à une grossesse antérieure de la mère de l’appelante, ne suffisait pas à constituer une preuve de son exposition au DES et que, même en considérant que ces éléments constituaient un commencement de preuve, ils devaient être corroborés par d'autres indices, tirés des pathologies présentées, susceptibles de constituer des présomptions graves, précises et concordantes tant de l'exposition que de l'imputabilité des dommages à celle-ci et que, de surcroît, pour remplir ce rôle probant, les pathologies présentées ne devaient avoir aucune autre cause possible que l'exposition in utero au DES. Les juges du fond en conclurent, après les avoir examinées, que les anomalies physiologiques présentées par l’appelante ne pouvaient être imputées avec certitude à une telle exposition.
Au visa des articles 1382, devenu 1240 du Code civil, ensemble l'article 1353 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la Cour de cassation censure cette décision. Elle juge que s'il n'est pas établi que le DES est la seule cause possible des pathologies présentées, la preuve d'une exposition in utero à cette molécule puis celle de l'imputabilité du dommage à cette exposition peuvent être apportées par tout moyen, et notamment par des présomptions graves, précises et concordantes, sans qu'il puisse être exigé que les pathologies aient été exclusivement causées par cette exposition.
Lorsqu’une maladie survient à la suite d’un vaccin ou de la prise d’un médicament, il est rare de pouvoir établir avec certitude le lien de causalité entre ces deux événements. Cette absence de certitude scientifique a pu condamner (Civ. 1re, 23 sept. 2003, n° 01-13.063) ou, moins gravement, entraver la preuve du lien juridique de causalité, condition indispensable à l’engagement de la responsabilité du fabricant. La Cour de cassation recourut alors à une causalité présumée, admettant que ce lien causal puisse être rapporté par la réunion d’indices graves, précis et concordants permettant de conclure, même sans certitudes, à l’existence d’un lien de causalité entre le défaut du produit et la pathologie présentée.
En conséquence de cette méthode d’appréciation in concreto, elle retenait l’existence d’un lien causal dans certains cas (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-20.317), le refusait dans d’autres (Civ. 1re, 22 janv. 2009, n° 07-16.449; Civ. 1re, 25 nov. 2010, n° 09-16.556), mais de manière générale, elle se montrait assez souple et accueillait favorablement les demandes des victimes. De même qu’en matière pénale, le doute doit profiter à l’accusé, la Cour de cassation estimait qu’en matière médicale, le doute ne doit pas justifier le rejet de l’action en responsabilité engagée par la victime. Ainsi avait-elle pu reprocher à une cour d’appel d’avoir « (exigé) une preuve scientifique certaine quand le rôle causal peut résulter de simples présomptions, pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes » (Civ. 1re, 25 juin 2009, n° 08-12.781).
Cette indulgence quant à la preuve du lien de causalité s’était récemment estompée, la Cour de cassation refusant de considérer le lien causal établi, malgré les indices réunis, jugés insuffisants quand elle avait considéré ces mêmes indices, quelques années plus tôt, suffisamment probants (Civ. 1re, 18 oct. 2017, n°15-20.791).
La décision rapportée a l’intérêt de se démarquer de cette évolution, la Cour acceptant avec sa souplesse d’antan d’admettre un lien de causalité entre les pathologies présentées par la victime et son exposition à la molécule défectueuse, alors même qu’il n’était pas scientifiquement établi, mais seulement déduit des éléments de fait invoqués par la victime constitutifs, selon les Hauts magistrats, d’indices graves, précis et concordants. La souplesse de son appréciation est d’autant plus remarquable que la Cour juge indifférente l’éventualité d’autres causes possibles à la survenance des pathologies de la victime, ce qu’elle avait au contraire parfois pris en compte pour refuser l’indemnisation de la victime (V. Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-11.073, la Cour indemnisant la victime d’une sclérose en plaques à la suite d’une vaccination « dès lors (qu’) aucune autre raison ne pouvait expliquer cette maladie »).
Civ. 1re, 19 juin 2019, n° 18-10.380
Références
■ Civ. 1re, 23 sept. 2003, n° 01-13.063 P : D. 2004. 898, et les obs., note Y.-M. Serinet et R. Mislawski ; ibid. 2003. 2579, chron. L. Neyret ; ibid. 2004. 1344, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2004. 101, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-20.317 P : RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2009. 200, obs. B. Bouloc
■ Civ. 1re, 22 janv. 2009, n° 07-16.449 P : D. 2009. 429 ; RDSS 2009. 367, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2009. 329, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 25 nov. 2010, n° 09-16.556 P : D. 2010. 2909, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2825, édito. F. Rome ; ibid. 2011. 316, chron. P. Brun ; ibid. 2565, obs. A. Laude ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RDSS 2011. 164, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2011. 134, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 25 juin 2009, n° 08-12.781 P : D. 2009. 1895 ; RTD civ. 2009. 723, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2010. 181, obs. B. Bouloc
■ Civ. 1re, 18 oct. 2017, n° 15-20.791 P : D. 2018. 490, note J.-S. Borghetti ; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RDSS 2017. 1140, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2018. 140, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-11.073 P : D. 2009. 1968, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; Constitutions 2010. 135, obs. X. Bioy ; RTD civ. 2009. 723, obs. P. Jourdain ; ibid. 735, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2010. 414, obs. B. Bouloc
Autres À la une
-
[ 20 décembre 2024 ]
À l’année prochaine !
-
Droit du travail - relations collectives
[ 20 décembre 2024 ]
Salariés des TPE : à vous de voter !
-
Droit du travail - relations individuelles
[ 19 décembre 2024 ]
Point sur la protection de la maternité
-
Libertés fondamentales - droits de l'homme
[ 18 décembre 2024 ]
PMA post-mortem : compatibilité de l’interdiction avec le droit européen
-
Droit de la famille
[ 17 décembre 2024 ]
GPA : l’absence de lien biologique entre l’enfant et son parent d’intention ne s’oppose pas à la reconnaissance en France du lien de filiation établi à l'étranger
- >> Toutes les actualités À la une