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[ 13 décembre 2019 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Méfaits de la chose

Le fait de la chose ayant concouru, parmi d’autres causes, à la survenance du dommage justifie d’engager la responsabilité de son gardien. 

Une octogénaire avait fait une chute dans le sas de sortie d’une galerie marchande. Après avoir été transportée dans un centre hospitalier où fut diagnostiquée une fracture du col du fémur, elle avait été opérée aux fins de pose d’une prothèse. Quatre jours suivant l’opération, elle avait fait une nouvelle chute, ayant déclenché une embolie pulmonaire suivie d’un arrêt cardiaque, mortel. Son époux avait assigné le syndicat propriétaire de la société exploitant le magasin, où le premier accident avait eu lieu, en réparation de son préjudice moral et matériel (remboursement des frais funéraires). Celui-ci étant décédé en cours de procédure, celle-ci avait alors été reprise par ses héritiers. 

Après avoir pourtant retenu que le tourniquet en mouvement situé à l’entrée de la galerie commerciale avait été l’instrument du dommage, la cour d’appel débouta les ayant-droits de l’époux de la victime de leur demande, en l’absence de lien causal direct entre la chute de la victime et son décès. Elle retint que s’il n’était pas contestable, selon l’expertise médicale versée aux débats, que l’opération chirurgicale était en lien direct et certain avec sa seconde chute, la cause du décès ne pouvait quant à elle être établie avec la même certitude : faute d’élément démontrant que l’opération n’aurait pas été réalisée dans les règles de l’art ou que l’état de santé de la victime se serait à sa suite dégradé, et à l’appui du fait médicalement constaté que sa chute avait révélé un problème cardiaque ayant entraîné son décès malgré une prise en charge immédiate, « il n’était pas possible de dire si l’arrêt cardiaque présenté par la victime était la conséquence directe et certaine de l’accident survenu (dans la galerie marchande) ou de l’intervention chirurgicale (…), ou encore de l’état antérieur de la patiente ». 

Au visa de l’ancien article 1384, alinéa 1er du Code civil relatif à la responsabilité du fait des choses, devenu l’article 1242, alinéa 1er du même code, la Cour de cassation condamne cette analyse, dès lors qu’il résultait des propres constatations des juges du fond que « la chute de la victime dans le sas de sortie de la galerie marchande avait concouru à la production du dommage invoqué ».

Sous l’impulsion de la doctrine, le principe général de la responsabilité du fait des choses a été dégagé à partir de l’ancien article 1384, alinéa 1er du Code civil puis consacré par la jurisprudence (Civ. 16 juin 1896, Teffaine), qui en a également défini le régime (Ch. réunies, 13 févr. 1930, Jandheur). 

L’arrêt rapporté suppose de rappeler que l’engagement de cette responsabilité repose sur la preuve du fait de la chose et, plus particulièrement, sur celle de son rôle actif dans la survenance du dommage. Pour établir le fait générateur de la responsabilité du fait des choses, il convient, en effet, de démontrer que la chose a été, en tout ou partie, l’instrument du dommage. Concernant la charge de la preuve de ce rôle actif, la jurisprudence l’a déterminée en fonction de la vraisemblance du lien de causalité, en sorte qu’elle a opéré une distinction entre les choses en mouvement entrées directement en contact avec le siège du dommage d’une part, et les choses inertes ou quoique animées, restées hors de contact avec la victime, d’autre part : dans la première hypothèse, les juges admettent une présomption de causalité ; la preuve du rôle actif de la chose est ainsi facilitée, la victime n’ayant pas à la rapporter ; dans la seconde, cette présomption est écartée ; la charge de la preuve pèse alors sur la victime, qui doit démontrer le rôle causal de la chose. La première hypothèse étant celle de l’espèce, le rôle causal du tourniquet dans la survenance du dommage était ainsi établi et la responsabilité du propriétaire du magasin qui en cette qualité, se voyait présumé gardien (Ch. réunies, 2 déc. 1941, Franck), engagée. Cette conclusion logique était d’ailleurs partagée par les deux juridictions. La divergence des solutions retenues en appel et en cassation s’explique autrement. Elle tient en effet à une appréciation distincte de la causalité, la juridiction d’appel ayant fait le choix de la théorie dite de la causalité adéquate, la Haute juridiction lui préférant celle de l’équivalence des conditions. Alors que la première opère un tri entre les différents faits ayant concouru au dommage, pour ne retenir comme cause juridique de celui-ci que l’événement prépondérant qui a, davantage que les autres, contribué à la survenance du dommage, la seconde admet au contraire comme cause du dommage l’ensemble des événements sans lesquels le dommage ne se serait produit, sans établir de hiérarchie entre eux. 

En l’espèce, face à la pluralité des événements ayant, par leur réunion, généré le dommage final, la cour d’appel admit son impossibilité à élire celui qui l’avait principalement causé, refusant pour ce motif d’engager la responsabilité du gardien de la chose à l’origine, parmi d’autres causes, du décès. Au contraire, la Haute cour tient compte de cette équivalence sans y voir d’obstacle, jugeant que la chose litigieuse avait « concouru » à la survenance du décès. Selon cette théorie doctrinale de l’équivalence des conditions, généralement privilégiée en cette matière (v. notam. Civ. 2e, 11 déc. 2003, n° 02-30.558, la Cour reprochant aux juges du fond de ne pas avoir déduit des circonstances de l’espèce que la chose « avait été, au moins pour partie, l’instrument du dommage »), la contribution de la chose à la réalisation du dommage, qui n’était pas discutée, suffisait alors à engager la responsabilité de son gardien, lequel ne peut s’en exonérer, dans l’hypothèse où la présomption de causalité trouve à s’appliquer, que par la preuve d’une cause étrangère (Civ. 2e, 2 avr. 1997, n° 95-18.419 et n° 95-19.896), en l’espèce impossible à établir, même en faisant état de la prédisposition de la victime, dont le rôle dans la survenance du dommage n’était pas démontré et qui, en toute hypothèse, n’aurait pas satisfait les critères constitutifs de la cause étrangère (irrésistibilité principalement).

Civ. 2e, 21 nov. 2019, n°18-20.798

Références

■ Fiches d’orientation Dalloz : Responsabilité du fait des choses

■ Civ. 16 juin 1896, TeffaineD. 97. I. 433, note Saleilles

■ Ch. réunies, 13 févr. 1930, JandheurGAJC, 11e éd., n° 193 ; DP 1930. 1. 57, concl. Matter, note Ripert; S. 1930. 1. 121, note Esmein

■ Ch. réunies, 2 déc. 1941, FranckGAJC, n° 200

■ Civ. 2e, 11 déc. 2003, n° 02-30.558 P:D. 2004. 2181, note S. Godechot ; AJDI 2004. 227, obs. C. Denizot

■ Civ. 2e, 2 avr. 1997, n° 95-18.419 et n° 95-19.896 P 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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