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[ 3 juin 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Mesures provisoires : la jurisprudence de la CEDH évolue

La Cour européenne des droits de l’homme adopte des mesures provisoires, habituellement réservées aux situations d’une gravité exceptionnelle, pour protéger le droit à être entendu par un tribunal indépendant établi par la loi (droit à un procès équitable — Conv. EDH, art. 6).

CEDH, mesures provisoires,14 avr. 2022, Stępka c/ Pologne, n° 18001/22

Conformément à l’article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), des mesures provisoires sont appliquées par la Cour dès que le requérant fait face à un « risque réel de dommages graves et irréversibles (...). La Cour n’en indique, en principe, que dans des cas véritablement exceptionnels (...). » (CEDH, 19 avr. 2018, A.S. c/ France, n° 46240/15, opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge O’Leary, pt 15).

De telles mesures ne seraient donc adoptées que dans des situations présentant une particulière gravité ; si le droit à la vie (Conv. EDH, art. 2), ou l’interdiction de la torture, des traitements inhumains et dégradants (Conv. EDH, art. 3) sont en cause. Il s’agit par exemple d’empêcher l’extradition d’un ressortissant américain, qui risquait d’être condamné à la peine capitale aux États-Unis (CEDH 3 juill. 2001, Nivette c/ France, n° 44190/98) ; ou de suspendre l’expulsion d’une ressortissante iranienne qui craignait, dans son pays d’origine, d’être condamnée à la flagellation ou à la lapidation pour adultère (CEDH 11 juill. 2000, Jabari c/ Turquie, n° 40035/98).

Il est rare que la CEDH fasse usage de l’article 39 pour des droits relevant d’autres articles de la Convention. Or, en l’espèce est concerné le droit à un procès équitable, prévu par l’article 6 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (...). ». C’est précisément ce droit, et la notion de tribunal indépendant établi par la loi qui régit le cœur de l’affaire. Concernant ce droit, l’adoption de mesures provisoires ne se produisant que dans les cas singuliers où les requérants ne bénéficient pas d’une représentation adéquate en justice (v. CEDH, 17 juill. 2008, X. c/ Croatie, n° 11223/04).

La présente requête est analogue à une seconde (CEDH, mesures provisoires, 8 févr. 2022, Wróbel c/ Pologne, n° 6904/22) : deux juges polonais ayant siégé à la Cour suprême au cours d’une même affaire auraient commis, selon le parquet, une faute ayant entrainé une détention illégale. Ils font à ce titre l’objet d’une procédure de levée de leur immunité pour être poursuivis.

Un des requérants s’est démarqué en tant que critique de la réorganisation du système judiciaire, lorsque la Cour suprême a déclaré que sa chambre disciplinaire n’était pas un « tribunal indépendant […] » du fait de cette réforme. La CEDH est parvenue au même constat de l’ingérence du pouvoir législatif au sein du pouvoir judiciaire (CEDH, 22 juill. 2021, Reczkowicz c/ Pologne, n° 43447/19). Le second requérant conteste aussi l’indépendance de cette chambre mais y ajoute qu’une sanction pénale à son égard constituerait un moyen de dissuasion voire de coercition à l’égard des autres juges.

La procédure à leur encontre se déroule devant cette même chambre disciplinaire dont l’indépendance est controversée. Les deux juges ont saisi la CEDH, et revendiquent qu’elle adopte des mesures provisoires afin de protéger leur droit à un procès équitable. La Cour fait droit à leur requête, et demande au Gouvernement de s’assurer que la procédure de levée de l’immunité respecte les exigences d’un procès équitable, et qu’aucune décision relative à cette immunité ne soit prise jusqu’à ce qu’elle ait statué définitivement. Ainsi, les deux juges ont bénéficié de mesures provisoires, le 8 février pour l’un et le 14 avril pour l’autre.

La logique inhérente à cette pratique est la suivante : sans accès à un tribunal indépendant établi par la loi tel qu’en l’espèce, les requérants ne sauraient efficacement défendre leurs droits. Or, un jugement des tribunaux nationaux peut entraîner des conséquences graves et, s’il est définitif, irréversibles. Il est dès lors possible d’affirmer que les critères classiques du recours aux mesures provisoires sont remplis.

À travers l’article 39, la CEDH prend position en faveur de l’indépendance de la justice. Cette évolution jurisprudentielle témoigne de l’importance accordée par la Cour au droit à un procès équitable et à l’indépendance du pouvoir judiciaire, renforçant ainsi la garantie de ces droits.

Dans le cadre du conflit en Ukraine, la Cour a également adopté des mesures fondées sur l’article 39 dans une affaire contre la Russie s’agissant de la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10 ; v. CEDH, 10 mars 2022, Novaya Gazeta c/ Russie, n°11885/22). La Russie a interdit la diffusion de « fausses informations », sous peine d’amende et d’emprisonnement. La CEDH a demandé au gouvernement Russe de s’abstenir de toute action qui viserait la Novaya Gazeta, car une telle action priverait celle-ci de sa liberté d’expression.

Cela, en conjonction avec les affaires Stępka c/ Pologne et Głowacka c/ Pologne, (CEDH, 31 mars 2022, n° 15928/22) soulève certaines interrogations. La CEDH est-elle en train de faire évoluer son approche concernant l’article 39, dont l’usage deviendrait moins exceptionnel ? Prend-elle une position plus forte contre certains gouvernements illibéraux, au risque d’une politisation du processus judiciaire ? La pérennité d’une telle pratique pourrait-elle être assurée ? Ces questions restent à ce jour en suspens...

 

Auteur :Egehan Nalbant


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