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[ 30 avril 2018 ] Imprimer

Procédure civile

Modification de l’objet du litige par les juges du fond : la Cour de cassation vigilante

Méconnaissent l’interdiction qui leur est faite de modifier l’objet du litige les juges du fond qui prononcent la résiliation d’un bail alors qu’était demandée en appel la confirmation d’un premier jugement qui avait constaté l’acquisition de la clause résolutoire qui y était stipulée (1re espèce) et accordent à un locataire une indemnisation de son bailleur en réparation du préjudice qu’il a subi pour une période plus étendue que celle pour laquelle la réparation était sollicitée (2e espèce).

Par deux arrêts de cassation en date des 8 et 22 mars 2018, la troisième chambre civile de la Cour de cassation est venue rappeler aux juges du fond qu’il leur est interdit, en vertu des articles 4 et 5 du Code de procédure civile, de modifier l’objet du litige tel qu’il a été défini par les parties.

Dans la première espèce, les juges de première instance avaient, par un premier jugement en date du 29 octobre 2014, constaté l’acquisition de la clause résolutoire stipulée dans un bail conclu entre deux sociétés en raison de manquements du locataire. Appel de ce jugement fut interjeté par le locataire, au terme duquel la cour d’appel de Paris prononça le 7 octobre 2016 la résiliation du bail. La société locataire porta l’affaire devant la Cour de cassation, faisant valoir que les juges du fond avaient modifié l’objet du litige en prononçant cette résiliation lorsque le bailleur sollicitait dans ses conclusions la confirmation du jugement constatant l’acquisition de la clause résolutoire. La troisième chambre de la haute juridiction lui a donné raison : elle a cassé l’arrêt d’appel au visa de l’article 4 du Code de procédure civile.

Dans la seconde espèce, un couple de particuliers avait donné à bail à une société un immeuble pour l’exploitation d’un hôtel. Cette dernière, empêchée d’exploiter certaines chambres de l’établissement en raison d’infiltrations, avait demandé en justice réparation de son préjudice. La cour d’appel d’Aix-en-Provence avait fait droit à sa demande, condamnant les propriétaires à verser une somme de plus de 30 000 € à titre de réparation du préjudice de jouissance lié à l’impossibilité d’exploiter certaines chambres pour une période allant de 2008 au jour de l’arrêt. Suivant le moyen développé par le bailleur qui faisait valoir que la société exploitant l’hôtel, locataire de l’immeuble, avait sollicité l’indemnisation de son préjudice d’exploitation pour la période allant de septembre 2010 à janvier 2013, la Cour de cassation a relevé que les juges du fond avaient modifié l’objet du litige, violant ainsi les articles 4 et 5 du Code de procédure civile. La cassation était dès lors encourue.

Pour comprendre ces arrêts, il convient de rappeler la manière dont le principe dispositif trouve à s’appliquer en procédure civile : celui-ci confère des rôles bien distincts aux parties et au juge s’agissant de l’objet du litige.

■ La maîtrise de l’objet du litige par les parties. Sont énoncées dès les dispositions liminaires du Code de procédure civile un certain nombre de règles qui constituent les principes directeurs du procès civil (art. 1er à 24 s’agissant de la matière contentieuse). Celles-ci prévoient notamment les rôles respectifs des parties et du juge dans le procès et traduisent le principe dispositif en vertu duquel les parties, qui ont la libre disposition de leurs droits, disposent de la définition de l’objet du litige. Autrement dit, les parties définissent librement les contours du litige qu’elles vont soumettre au juge et peuvent choisir de ne pas présenter au juge l’intégralité de leur différend en circonscrivant le litige à certaines demandes. L’objet du litige correspond donc à ce qui est demandé au juge, par chacune des parties. A cet égard, l’article 4 du Code de procédure civile dispose que « L'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties » lesquelles sont « fixées par l'acte introductif d'instance et par les conclusions en défense » : il n’y a donc pas de dimension unilatérale dans la définition de l’objet du litige, lequel se construit par combinaison des prétentions de l’ensemble des parties.

■ L’indisponibilité de l’objet du litige pour le juge. Si les parties disposent de l’objet du litige, le juge est quant à lui tenu par le cadre fixé par les parties : l’objet du litige est pour lui indisponible. Il ne peut déterminer lui-même l’objet du litige ou modifier l’objet du litige qui lui a été soumis. Par conséquent, l’article 5 du Code de procédure civile précise que « Le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ». Ainsi est-il fait interdiction au juge de statuer infra petita – c’est-à-dire de ne pas statuer sur l’ensemble des demandes – ou extra petita – c’est-à-dire de statuer sur des choses non demandées ou d’accorder plus que ce qui a été demandé (on parle alors plus spécifiquement d’ultra petita). C’est cette interdiction qu’avaient méconnue les juges du fond dans les deux arrêts précités.

■ La sanction de l’extra petita. Dans la première espèce, le bailleur demandait la confirmation du jugement qui avait constaté l’acquisition de la clause résolutoire tandis que le locataire demandait son infirmation. Aucune des deux parties ne demandait la résiliation judiciaire du contrat de bail, mais c’est pourtant ce qu’avaient prononcé les juges de la cour d’appel. Dans la seconde espèce, les juges du fond avaient accordé au locataire une indemnisation pour le préjudice subi du fait des désordres liés aux infiltrations pour une période supérieure à celle pour laquelle il demandait réparation. Ils avaient alors vraisemblablement octroyé au demandeur ce qu’il aurait pu demander, au lieu de s’arrêter à ce qu’il avait effectivement demandé. Dans les deux affaires, la Cour de cassation pouvait donc prononcer la cassation des arrêts. Les juges, en accordant des choses qui n’avaient pas été demandées, avaient statué extra petita et ce faisant s’étaient immiscés dans la définition de l’objet du litige, laquelle n’appartient qu’aux parties.

■ Une conception stricte de l’objet du litige. Si la modification de l’objet du litige par les juges du fond appelle peu de commentaire dans la seconde espèce en ce qu’ils ont accordé une réparation pour une période sur laquelle elle n’était pas sollicitée, sans doute peut-on s’interroger davantage s’agissant de la première espèce. En effet, la jurisprudence considère parfois avec souplesse la notion d’objet du litige, s’arrêtant au résultat concret attendu au terme de la procédure (A titre d’exemple, V. Com. 2 oct. 2012, n° 11-21.663 : « la cour d'appel a pu, sans modifier l'objet du litige, en application de l'article 12 du code de procédure civile, requalifier la demande de paiement de la rémunération convenue en une demande de dommages-intérêts. »): la notion d’objet relève alors d’une conception factuelle, renvoyant au résultat économique ou social attendu. En l’espèce, que la résiliation soit prononcée judiciairement ou par l’acquisition d’une clause résolutoire, le résultat concret recherché est le même : obtenir la rupture du contrat de bail. N’aurait-on alors pu considérer que les juges du fond n’avaient fait que changer le fondement juridique de la demande comme l’article 12 du Code de procédure civile tel qu’interprété par la jurisprudence Dauvin du 21 décembre 2007 (Cass., ass. plén., 21 déc. 2007, n° 06-11.343) le leur permet ? Relevant que les conditions permettant de constater l’acquisition de la clause résolutoire n’étaient pas réunies, les juges auraient décidé de se placer sur le terrain de la résiliation judiciaire, substituant une sanction légale à une sanction conventionnelle. Ce n’est pas l’analyse retenue par la Cour de cassation qui s’appuie ici sur une conception stricte de l’objet du litige, considérant que la demande visant à obtenir la confirmation du jugement constatant l’acquisition de la clause résolutoire stipulée dans le contrat de bail se distinguait de celle visant à obtenir la résiliation judiciaire de ce même contrat.

Civ. 3e, 8 mars 2018, n° 17-10.970 

Civ. 3e, 22 mars 2018, n° 17-11.050

Références

■ Com. 2 oct. 2012, n° 11-21.663.

■ Cass., ass. plén., 21 déc. 2007, n° 06-11.343 P: D. 2008. 228, obs. L. Dargent ; ibid. 1102, chron. O. Deshayes ; RDI 2008. 102, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2008. 317, obs. P.-Y. Gautier.

 

Auteur :Flavien Dreno


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