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[ 27 janvier 2020 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Négationnisme : pas de « passe-droit » même pour un parlementaire !

La Cour Européenne des Droits de l’Homme déclare irrecevable la requête d’un parlementaire invoquant une violation de l’article 10 de la Convention résultant de sa condamnation pour des propos négationnistes tenus à l’occasion d’un discours public. 

Le 28 janvier 2010, le requérant a tenu un discours au parlement régional du Land Mecklembourg-Poméranie-Occidentale en Allemagne, au lendemain de la journée de commémoration de l’Holocauste, discours dans lequel il a dissimulé des propos négationnistes. Suite à cet incident, le 16 août 2012, le tribunal de district l’a reconnu coupable de violation de la mémoire des morts et de diffamation intentionnelle du peuple juif. Le 25 mars 2013, le requérant a fait appel devant le tribunal régional qui a rejeté son recours pour défaut de fondement. En effet, il ne bénéficiait plus de son immunité depuis le mois de février 2012. Le 16 août 2013, le requérant a introduit un recours sur des points de droit devant la cour d’appel. Cette dernière l’a débouté et sa décision a été confirmée en juin 2014 par la Cour constitutionnelle fédérale. 

Le requérant a alors saisi la CEDH au motif que les autorités allemandes auraient violé sa liberté d’expression garantie à l’article 10 de la Convention. Le 3 octobre 2019, celle-ci a rejeté sa demande et estimé que la Convention n’avait pas été méconnue. Dans sa décision, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle les contours du droit à la liberté d’expression en matière politique et reconnaît que les autorités allemandes pouvaient légitimement le limiter. 

■ La liberté d’expression d’un parlementaire fortement protégée  

L’article 10 de la Convention est entièrement consacré à la liberté d’expression. C’est l’un des grands principes démocratiques. Il dispose que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion […] sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques ». Le requérant rappelle lors de la procédure son droit à une plus grande liberté d’expression découlant de son immunité parlementaire. Le système allemand prévoit une immunité parlementaire par le biais de plusieurs textes de loi, dont le but est de garantir la liberté d’expression la plus large des parlementaires quand il s’agit pour eux de débattre de questions d’intérêt général au sein de leur hémicycle, liberté qui ne saurait cependant s’étendre hors du cadre de la réflexion publique. Il faut principalement citer l’article 46 de la Loi Fondamentale qui dispose ainsi : « un député ne peut à aucun moment faire l’objet de poursuites judiciaires ou disciplinaires, ni voir sa responsabilité mise en cause d’une quelconque façon hors du Bundestag (Assemblée parlementaire de la République Fédérale d’Allemagne), en raison d’un vote émis ou d’une déclaration faite par lui au Bundestag ou dans l’une de ses commissions. Cette disposition ne s’applique pas aux injures diffamatoires ». A noter que dans ce cas d’espèce, l’immunité des parlementaires n’est pas maintenue dans les cas de diffamation intentionnelle comme le prévoit l’article 36 du Code criminel allemand. Ils peuvent donc faire l’objet d’une condamnation pour certains de leurs propos. 

Le requérant invoquait en l’espèce son droit à la liberté d’expression concernant ses propos tenus dans l’hémicycle parlementaire du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale le 28 janvier 2010. La veille, ce même Parlement avait organisé un évènement en mémoire des victimes de l’Holocauste. Le requérant et les membres de son parti politique le NPD (National Democratic Party of Germany) ne s’y étaient pas rendus. C’est donc dans ce contexte de souvenir que le requérant avait décidé, le lendemain, de tenir dans le même hémicycle un discours dégradant et négationniste envers l’Holocauste et ses victimes dans lequel il avait notamment soutenu que l’extermination des juifs dans le camp d’Auschwitz n’avait pas eu lieu ou, du moins, pas de la manière relatée par les historiens, et que le discours officiel relayait des mensonges depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale afin de servir des intérêts politiques et économiques (§ 9). 

Bien que ce discours fût inscrit dans l’agenda des sujets du jour du Parlement, il ne pouvait être considéré comme un sujet de débat d’intérêt général. Les débats au sein du Parlement portent un caractère d’intérêt général, lequel renvoie à la notion de démocratie et donc au peuple allemand. Les débats doivent être essentiels et nécessaires pour le peuple et pas pour un parlementaire qui aurait décidé de faire de sa cause individuelle un sujet d’intérêt général.    

La Cour doit se montrer vigilante dans cette potentielle restriction étant donné que l’essence même des discours parlementaires est sacralisée par la liberté d’expression. Un parallèle peut être fait avec la jurisprudence européenne relative à la liberté d’expression des journalistes, comme en témoigne l’arrêt Jersild c/ Danemark rendu le 23 septembre 1994 dans lequel la Cour a conclu à la non-violation de l’article 10 de la Convention par le journaliste présentateur pour des propos racistes tenus par un tiers lors d’une émission télévisée. En effet, un journaliste ne saurait être condamné pour des propos qui ne sont pas les siens ni pour des propos qui contribuent à un débat d’intérêt public. Dans cet arrêt, la Cour démontre une nouvelle fois le rôle crucial que jouent la presse et la liberté d’expression qui en découle dans une société démocratique et rappelle son rôle indispensable de « chien de garde » de la démocratie (Arrêt Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, 26 nov. 1991). 

■ Une ingérence légitimée en raison de la teneur des propos reprochés   

Bien que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme soit une garantie dans nos sociétés démocratiques, ce dernier ne saurait se voir attribuer un caractère absolu. En effet, tout abus de ce droit peut être sanctionné par une ingérence légitime de l’État venant restreindre ce droit. L’article 10 dispose en effet que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique ». 

En l’espèce, afin de déterminer si le requérant a abusé de son droit comme le prévoit l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour procède à une analyse in concreto. Bien qu’il bénéficie d’une immunité, cette dernière peut être mise à mal par la tenue de propos extrêmes tels que des propos négationnistes. L’État peut donc légitimement s’ingérer dans le droit présumé sacré de la liberté d’expression. Cependant, il est important de rappeler que, pour être légitime, l’ingérence dans ce droit doit être conforme à la lettre de l’article 10, § 2 de la Convention. 

Ainsi l’ingérence doit-elle tout d’abord être prévue par la loi. En l’espèce, les articles 187 et 189 du Code criminel allemand permettaient une telle ingérence (§ 41). Ensuite, l’ingérence doit poursuivre un ou plusieurs buts légitimes. En l’espèce, l’État allemand entendait protéger la mémoire des victimes de l’Holocauste, ce qui revient à protéger la réputation et les droits d’autrui au sens de l’article 10, § 2 (ibid.). Enfin, l’ingérence de l’État doit être nécessaire dans une société démocratique (§ 42). 

La Cour utilise plusieurs critères, notamment rappelés dans l’arrêt Karácsony et autres c/ Hongrie du 16 septembre 2014, qui la conduisent à rechercher si l’ingérence correspond à un besoin social impérieux, si les motifs invoqués par les autorités nationales sont pertinents et suffisants et si l’ingérence est proportionnée par des buts légitimes.

En l’espèce, la Cour relève que le requérant avait préparé son discours à l’avance en choisissant ses mots délibérément et qu’il y avait dissimulé des propos négationnistes. C’est pourquoi la Cour estime que ces propos n’avaient pas lieu d’être car aucun débat parlementaire ne les exigeait. En effet, ces derniers, en appelant ouvertement à la violence et à la haine envers le peuple juif, remettaient en cause des faits qui sont acquis et n’ont jamais été remis en question (§ 38 et 47).

Pour la Cour, les États ayant subi des évènements monstrueux tels que des crimes contre l’humanité doivent respecter certaines obligations, notamment en se montrant vigilants à l’égard de certains sujets qui n’ont pas leur place dans un discours politique (§ 48). De ce fait, les propos en cause, attentatoires à la dignité du peuple juif, justifiaient une réponse punitive de la part des autorités allemandes. Et en dépit du caractère significatif de la peine infligée (8 mois d’emprisonnement avec sursis), la Cour considère néanmoins que les autorités nationales ont adopté des motifs pertinents et suffisants, sans outrepasser leur marge d’appréciation. L’ingérence de l’État est donc jugée proportionnée au but poursuivi et nécessaire dans une société démocratique.

Au regard de sa jurisprudence antérieure, la Cour semble ajouter un degré de sévérité. En effet, dans un arrêt de Grande chambre Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015, elle avait conclu à une violation de l’article 10 de la part des autorités suisses qui avaient condamné un politicien turc pour avoir affirmé que le génocide arménien n’était qu’un tissu de mensonge. La Cour justifiait sa décision par le fait que ces propos avaient eu lieu dans un débat au sein d’un discours parlementaire ayant un intérêt public. A l’inverse, dans l’affaire ici commentée, il n’existait aucun débat parlementaire ni même d’intérêt public étant donné que les faits sont acquis et n’ont jamais été remis en question. La Cour a déjà eu l’occasion de conclure à la non-violation de la Convention pour la condamnation d’une production artistique mettant en scène un prisonnier nazi et appelant à l’antisémitisme (3 nov. 2015, Dieudonné M’bala M’bala c/ France). Plus récemment encore, dans l’arrêt Williamson c/ Allemagne (31 janv. 2019), elle a légitimé la condamnation, par l’Allemagne, d’un évêque britannique qui avait tenu des propos négationnistes dans la presse au motif que ce dernier avait usé de son droit à la liberté d’expression dans le but de promouvoir des idées contraires à la lettre de la Convention. 

Il peut donc y avoir une ingérence, rendue nécessaire dans une société démocratique, dans le droit à la liberté d’expression d’un parlementaire bénéficiant en raison de ses fonctions d’une immunité, de sorte que le statut de parlementaire ne saurait constituer un « passe-droit » permettant une liberté d’expression absolue. Une telle solution ne semble pas surprenante étant donné que la liberté d’expression, qui est l’un des piliers de nos démocraties, ne saurait s’étendre à des propos négationnistes qui portent directement atteinte aux principes démocratiques. 

CEDH 3 oct. 2019, Pastörs c/ Allemagne, no 55225/14 

 

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 10 « Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 17 « Interdiction de l'abus de droit.   Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »

■ CEDH, gr. ch., 23 sept. 1994, Jersild c/ Danemark, n° 15890/89 : AJDA 1995. 212, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1995. 1172, chron. H. Labayle et F. Sudre

■ CEDH 26 nov. 1991, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, n° 13585/88 : AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1992. 510, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre ; RSC 1992. 370, obs. L.-E. Pettiti

■ CEDH, gr. ch., 17 mai 2016, Karácsony and Others c/ Hongrie, n° 44357/13 : Constitutions 2014. 469, chron. P. Bachschmidt

■ CEDH, gr. ch., 15 oct. 2015, Perinçek c/ Suisse, n° 27510/08 : D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier ; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon ; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud

■ CEDH, décis., 10 nov. 2015, Dieudonné M’bala M’bala c/ France, n° 25239/13 : Dalloz actualité, 13 nov. 2015, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2015. 2118 ; ibid. 2512, note X. Bioy ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon 

■ CEDH 31 janv. 2019, Williamson c/ Allemagne, n° 64496/17 : Dalloz actualité, 13 févr. 2019, obs. S. Lavric ; Légipresse 2019. 131 

 

Auteur :C. Sharp, L. Laigaisse et N. Termens, M1 droit pénal, Université de Lorraine


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