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[ 12 février 2020 ] Imprimer

Droit des personnes

Ni sain ni sauf

Le respect des dispositions relatives à la régularité des actes accomplis par une personne placée sous le régime de curatelle ne fait pas obstacle à l’action en nullité pour insanité d’esprit.

La modification de la clause bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie, effectuée par un incapable majeur, même régulièrement assisté par son curateur, ne s’oppose pas à l’action en nullité de cet avenant pour insanité d’esprit. Tel est l’enseignement de la décision rapportée.

En l’espèce, le souscripteur d’un contrat d’assurance sur la vie, daté du 12 février 2005, avait signé un premier avenant modifiant la clause bénéficiaire le 17 juin 2010 ; par décision du 9 novembre 2010, il avait été placé sous le régime de la curatelle simple, puis, par décision du 8 janvier 2012, sous le régime de la curatelle renforcée ; le 15 septembre 2014, il avait, avec l’assistance de son curateur, signé un second avenant modificatif, remplaçant à nouveau les bénéficiaires ; à la suite de son décès, survenu le 28 décembre 2014, sa veuve avait agi en nullité pour insanité d’esprit du premier avenant. 

Le tribunal avait prononcé la nullité de l’avenant en date du 17 juin 2010 mais déclaré valable celui du 15 septembre 2014 pour lequel la veuve, en cause d’appel, avait renouvelé la demande en annulation. Pour rejeter cette demande, la cour d’appel retint que le souscripteur avait demandé à modifier la clause bénéficiaire du contrat par l’intermédiaire de son curateur, cette demande étant datée et signée par ce dernier ; elle ajouta que, dans la mesure où il appartenait au curateur de s’assurer tant de la volonté de la personne protégée que de l’adéquation de sa demande avec la protection de ses intérêts et où il n’était justifié d’aucun manquement du curateur à ses obligations, il y avait lieu de juger l’avenant valide. Autrement dit, selon les juges, l’assistance conforme à la loi et régulièrement apportée par le curateur au moment de la signature de l’avenant litigieux en garantissait la validité. 

Pourtant, selon la Cour de cassation, le respect des dispositions relatives à la régularité des actes accomplis par une personne placée sous le régime de curatelle ne fait pas obstacle à l’engagement d’une action en nullité pour insanité d’esprit. Ainsi, en l’espèce, indépendamment du respect des règles relatives à la régularité des actes accomplis par une personne sous curatelle, il convenait de rechercher si l’insanité d’esprit du souscripteur, au moment de signer l’avenant contesté, n’avait pas eu pour effet d’en affecter la validité. Elle casse ainsi, au visa des articles 414-1414-2, 3°, et 466 du code civil, la décision de la cour d’appel, qui a statué par des motifs impropres à écarter l’existence du trouble mental du défunt allégué par sa veuve.

En vertu de l’article 414-1 du code civil, « pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit », ce que le législateur réaffirme, concernant les libéralités, à l’article 901 du même code. La décision rapportée permet de rappeler que cette règle générale s’applique à toute personne dont l’insanité d’esprit a pu affecter l’acte, qu’elle soit ou non soumise à un régime de protection. Ainsi, dans un arrêt de principe, la Cour de cassation avait-elle déjà affirmé que l’autorisation judiciaire donnée au majeur protégé par une mesure de curatelle de vendre sa résidence ne faisait pas obstacle à ce que ce dernier en demandât ensuite l’annulation pour insanité d’esprit (Civ. 1re, 20 oct. 2010 n° 09-13.635). La décision rapportée  confirme et prolonge cette solution, la Haute juridiction affirmant qu’un acte conclu avec l’assistance d’un curateur peut néanmoins faire l’objet d’une annulation fondée sur l’insanité d’esprit. 

L’admission de cette action est justifiée par la différence d’objet des règles encadrant l’insanité de celles gouvernant l’incapacité, les premières garantissant la protection ponctuelle d’une personne en fait inapte, au moment de l’acte, d’en mesurer la portée, les secondes visant à protéger en droit et plus durablement la personne déclarée incapable, notamment contre les risques liés à la conclusion de certains actes, onéreux comme gratuits. Pour le dire autrement, l’article 414-1 tient compte de l’inaptitude d’une personne, sous l’empire passager d’un trouble mental, pour permettre l’annulation de l’acte conclu dans cet état (crise de démence par exemple), sans que le trouble constaté justifie en soi de placer l’intéressé sous un régime de protection ; selon une autre logique, l’article 440 du code civil prévoit que dans la curatelle, le majeur « sans être hors d’état d’agir lui-même, a besoin (…) d’être assisté ou contrôlé d’une manière continue dans les actes importants de la vie civile », (v. Civ. 1re, 20 oct. 2010, préc. : «celle-ci se trouvait sous le régime de curatelle renforcée, mesure qui avait été prise (…) alors que, sans être hors d'agir elle-même, elle avait besoin d'être conseillée ou contrôlée dans les actes de la vie civile»), étant précisé que la curatelle peut être renforcée, ce qui permet alors au curateur, dont la mission se borne en principe à l'assistance du majeur protégé, de percevoir seul les revenus de ce dernier et de s’acquitter des dépenses qu’il convient de régler. Ainsi le droit distingue-t-il, pour caractériser l’altération des facultés, l’insanité d’esprit temporaire d’une vulnérabilité prolongée, le trouble mental ponctuel d’une incapacité durable et avérée qui, seule, justifie de placer la personne sous un régime de protection. C’est la raison pour laquelle l’action en annulation pour insanité d’esprit d’un incapable est recevable nonobstant la mesure de protection. 

L’obstacle ici levé par les juges à la possibilité d’agir en nullité pour insanité d’esprit du majeur déjà placé sous un régime de protection avait déjà été franchi par le législateur lui-même : en effet, l’article 414-2, 3° du code civil figurant au visa ouvre l’action en nullité pour insanité d’esprit aux héritiers du défunt notamment dans le cas où ce dernier avait fait l’objet, avant le décès, d’une «action aux fins d’ouvrir une tutelle ou une curatelle (…)». Étant précisé que dans ce cas, qui est celui de l’espèce, l’acte pourra être annulé si la preuve du trouble mental, qui est libre, est effectivement rapportée, sans quoi l’annulation ne pourra être obtenue que «si l’acte porte lui-même la preuve d’un trouble mental» (C. civ., art. 414-2, 1°), cette dernière preuve, dite intrinsèque en ce que la démence doit résulter des seules énonciations de l’acte, étant en pratique très rarement retenue (v. A. Marais, Droit des personnes, Dalloz, n° 296, p. 213). Concrètement, sous réserve de cette dernière hypothèse, les héritiers devront réunir des certificats médicaux et/ou plusieurs témoignages attestant du trouble mental du défunt au moment de souscrire l’acte contesté pour espérer en obtenir l’annulation, ce que le législateur n’a pas souhaité encourager au motif, notamment, que les héritiers sont «trop enclins à alléguer la démence de leur auteur contre des actes jugés contraires à leur intérêt» (F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, La famille, Les incapacités, Dalloz, Précis, n° 1208), ce qui explique également que l’annulation des actes qu’il aura passés à titre gratuit sera plus facilement admise.

En toute hypothèse, alors que, concernant une personne non placée sous un régime de protection, il est possible d’invoquer uniquement les  règles générales relatives à la nullité des actes pour insanité d’esprit, pour les personnes protégées, les actes conclus par eux peuvent être contestés sur les deux fondements, en invoquant soit  les dispositions générales, soit celles spécifiques aux mesures de protection de l’incapacité (C. civ., art. 466), l’intérêt d’une telle conjonction résidant dans la différence des conditions d’exercice de ces actions (V. C. civ., art. 465 ; Civ. 1re, 20 oct. 2010, préc.).

Civ. 1re, 15 janv. 2020, n° 18-26.683

Références

■ Civ. 1re, 20 oct. 2010 n° 09-13.635P ; D. 2011.50, note G.Raoul-Cormeil ; ibid. 2501, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro

 

Auteur :Merryl Hervieu


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