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[ 29 janvier 2025 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Nullité du licenciement pour violation de la liberté d’expression : l’employeur et le salarié doivent prendre garde à l’objet de leurs demandes

Les allégations du salarié sur l'existence de commissions qui lui seraient dues ne suffisent pas à caractériser un abus de sa liberté d'expression, peu important qu'il n'en ait finalement pas sollicité le paiement en justice. Lorsque le licenciement est nul, il appartient à l'employeur de demander au juge d'examiner si les autres griefs invoqués sont fondés pour éventuellement réduire le montant des indemnités à verser au salarié. Lorsqu'un salarié demande au cours d’une même instance la résiliation judiciaire de son contrat de travail et la nullité de son licenciement, le juge, qui constate la nullité du licenciement, ne peut faire droit à la demande de réintégration.

Soc. 11 déc. 2024 n° 22-24.004

L’exercice non abusif de la liberté d’expression emporte nullité du licenciement. La solution est connue de longue date mais l’arrêt du 11 décembre 2024 présente l’intérêt de rappeler à l’employeur comme au salarié qu’ils doivent être attentifs à la formulation de l’objet de leurs demandes. En l’espèce, un salarié engagé comme commercial et occupant ensuite les fonctions de directeur général, est convoqué à un entretien préalable à son licenciement. Quelques jours plus tard, il saisit la juridiction prud'homale pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail. Licencié pour faute grave avant que la juridiction prud’hommale ne se prononce sur la résiliation, le salarié ajoute à sa demande initiale une demande en annulation de son licenciement. La lettre de licenciement évoque en effet des mensonges et des menaces de sa part alors que, selon lui, il est resté dans le cadre de sa liberté d’expression. La cour d’appel prononce la nullité du licenciement, se prononce sur l’indemnisation du salarié sans tenir compte des autres motifs indiqués dans la lettre mais déboute le salarié de sa demande de réintégration assortie d’une indemnité d’éviction. L’employeur comme le salarié forment un pourvoi en cassation mais sans succès : la Cour de cassation rejette tous les arguments, contribuant à éclairer le régime de l’action en nullité du licenciement.

■ Agiter le spectre d’une action en justice n’est pas un abus de la liberté d’expression.

« Sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression ». Pour caractériser l’abus, la Cour invite les juges du fond à identifier si les propos sont injurieux, diffamatoires ou excessifs. En l’espèce, au cours de la procédure de licenciement, le salarié avait déclaré oralement puis par mail qu’en cas de rupture de son contrat, il réclamerait en justice des commissions non versées depuis plus de 2 ans, d’un montant de près de 283 000 euros. Pour l’employeur, il s’agissait d’un « mensonge éhonté », le salarié cherchant à instaurer une forme de chantage. Aussi avait-il évoqué cette menace à l’appui du licenciement disciplinaire. Saisis du litige, les juges du fond examinent la teneur des propos du salarié et n’y relèvent ni injure, ni diffamation, ni même excès. Certes, en définitive, le salarié n’avait pas formulé de demande en justice concernant les fameuses commissions et on ne saura jamais si elles lui étaient véritablement dues. Mais les juges refusent à juste titre d’y voir un « mensonge ». La solution est garante de la liberté d’agir en justice. Après tout, si l’employeur savait la demande infondée, il n’avait rien à craindre d’une éventuelle action du salarié. Ce dernier ne saurait donc être licencié pour abus de sa liberté d’expression au seul prétexte qu’ayant un temps exagéré ses chances de succès, il décide après réflexion - ou analyse du dossier par un avocat - de ne pas agir. Agiter le spectre d’une action en justice lors d’un entretien préalable à un licenciement ne saurait être abordé comme une menace de violence (art. R. 623-1 c. pén.) ou de chantage (art. 312-10 c. pén.). Plus encore, la décision permet de rappeler une évidence : s’il y a abus du droit d’agir en justice de la part du salarié, il appartiendra au juge – et non à l’employeur – de sanctionner cette faute.

■ Un motif illicite de licenciement contamine tous les autres

L’employeur s’était dès lors montré bien imprudent en ajoutant à la liste des motifs de licenciement celui de la menace de l’action en justice. Certes un employeur peut invoquer plusieurs motifs et il appartient en principe aux juges du fond de les examiner tous (Soc. 23 sept. 2003, n° 01-41.478). Mais la Cour régulatrice a développé l’idée du motif dit « contaminant » : l’invocation d’un grief prohibé dans la lettre de licenciement contamine tous les autres. Mentionner dans une lettre de licenciement l’action en justice (Soc. 3 févr. 2016, n° 14-18.600) ou la menace d’une action en justice (Soc. 21 nov. 2018, n° 17-11.122) entraîne nécessairement la nullité du licenciement. La Cour applique ici ce même raisonnement en s’appuyant toutefois cette fois non sur la liberté d’ester en justice mais sur la liberté d’expression (Voir déjà Soc. 29 juin 2022, n° 20-16.060 ; Soc. 9 nov. 2022, n° 21-15.208). Le moyen de l’employeur tendant à revenir sur cette jurisprudence n’avait donc guère de chance de prospérer, quelles que soient les fautes commises par ailleurs par le salarié.

■ Articulation de la demande en résiliation judiciaire et en annulation du licenciement

L’articulation des différents modes de rupture d’un contrat pose d’épineuses difficultés, en particulier lorsque, comme en l’espèce, le salarié formule une demande de résiliation judiciaire quelques jours avant d’être licencié. La Cour considère alors que la rupture du contrat ne fait pas échec à l’examen par le juge des motifs de la résiliation (Soc. 6 janv. 2010, n° 08-43.256). Toutefois si le salarié demande à titre principal que son licenciement soit déclaré sans cause réelle et sérieuse, le juge doit alors statuer sur le bien-fondé du licenciement sans examiner au préalable la demande subsidiaire de résiliation judiciaire (Soc. 26 sept. 2012, n° 11-14.742). Comme ici le salarié demandait la nullité de son licenciement, la même solution méritait d’être appliquée et aucune des parties ne contestait la faculté du juge de prononcer la nullité de la rupture. Restait toutefois à en fixer les conséquences.

Lorsqu’un licenciement est nul, le salarié a le choix entre demander une indemnisation de son entier préjudice ou sa réintégration dans l’entreprise assortie d’une indemnité d’éviction. S’agissant d’une liberté fondamentale constitutionnellement protégée, la condamnation est alors des plus rigoureuses : il n’y a pas lieu de soustraire de l’indemnisation d’éviction les revenus de remplacement ou les salaires perçus chez un autre employeur (Soc. 23 oct. 2024, n° 23-16.479). Un salarié peut dès lors avoir un intérêt financier à se placer sur le terrain de la réintégration. Mais la Cour de cassation entrave parfois la capacité du salarié d’exiger une telle mesure, faisant prévaloir une logique de cohérence dans ses démarches. Ainsi, lorsqu’un salarié prend acte de la rupture du contrat (Soc. 29 mai 2013, n° 12-15.974) ou demande sa résiliation judiciaire, il ne peut obtenir qu’une indemnisation et non sa réintégration (voir déjà Soc. 27 janv. 2021, n° 19-21.200). Lorsque, comme en l’espèce le salarié est licencié pour violation d’une liberté fondamentale et qu’il a par ailleurs formulé une demande de résiliation judiciaire, il doit, pour espérer obtenir sa réintégration et l’indemnité d’éviction, abandonner au préalable la demande de résiliation (Soc. 11 mai 2023, n° 21-23.148).

■ Indemnisation du salarié en cas de pluralité de motifs de licenciement

Lorsque le licenciement est nul et que le salarié ne veut – ou ne peut - obtenir sa réintégration, il a droit à une indemnité qui ne peut être inférieure à 6 mois de salaire (L. 1235-3-1 c. trav.). Toutefois, depuis les ordonnances de 2017, le juge peut tenir compte des autres griefs mentionnés dans la lettre de licenciement pour évaluer l’indemnité allouée (L. 1235-2-1 c. trav.). En l’espèce, l’employeur prétendait que les juges du fond auraient dû apprécier les autres motifs qu’il avait évoqué dans sa lettre afin de minorer l’indemnité accordée au salarié à 60 000 euros. La Cour régulatrice rétorque que ces dispositions offrent simplement à l'employeur un moyen de défense au fond sur le montant de l'indemnité à laquelle il peut être condamné. Il lui appartient donc de demander au juge d’examiner la pertinence des autres griefs formulés pour qu’un débat contradictoire ait lieu sur cette question. En l’absence de demande en ce sens de l’employeur, le conseil des prud’hommes n’était pas tenu de le faire d’office (Ass. Plén. 21 déc. 2007 n° 06-11.343).

Références :

■ Camille Blanquart. Le motif contaminant, JCP S, 2024, 30, pp.1255

■ Alexis Bugada, Menacer l’employeur d’un contentieux relève de la liberté fondamentale d’ester en justice, Procédures, février 2019, Comm. 51.

■ Soc. 23 sept. 2003, n° 01-41.478 : D. 2004. 102, et les obs., obs. M.-C. Amauger-Lattes ; JA 2023, n° 683, p. 39, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2003. 1119, note A. Cristau

■ Soc. 3 févr. 2016, n° 14-18.600 : D. 2016. 383 ; RDT 2016. 433, obs. L. Enjolras

■ Soc. 21 nov. 2018, n° 17-11.122 : D. 2018. 2311 ; RDT 2019. 257, obs. I. Meyrat

■ Soc. 29 juin 2022, n° 20-16.060 : D. 2022. 1265 ; ibid. 2245, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2023, n° 677, p. 40, étude P. Fadeuilhe ; Légipresse 2022. 411 et les obs. ; RTD civ. 2022. 604, obs. H. Barbier

■ Soc. 9 nov. 2022, n° 21-15.208 : JA 2023, n° 677, p. 40, étude P. Fadeuilhe ; RDT 2023. 419, chron. M. Peyronnet

■ Soc. 6 janv. 2010, n° 08-43.256 

■ Soc. 26 sept. 2012, n° 11-14.742 

■ Soc. 23 oct. 2024, n° 23-16.479 : D. 2024. 1865

■ Soc. 29 mai 2013, n° 12-15.974 : D. 2013. 1416 ; ibid. 2599, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2014. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2013. 647, obs. J. Mouly

■ Soc. 27 janv. 2021, n° 19-21.200 : Dr. soc. 2021. 271, obs. C. Radé ; ibid. 559, obs. J. Mouly

■ Soc. 11 mai 2023, n° 21-23.148 : D. 2023. 956

■ Ass. Plén. 21 déc. 2007 n° 06-11.343 D. 2008. 228, obs. L. Dargent ; ibid. 1102, chron. O. Deshayes ; RDI 2008. 102, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2008. 317, obs. P.-Y. Gautier

 

Auteur :Chantal Mathieu


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