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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Occupation illégale : primauté du droit de propriété sur le droit au logement
Le droit de propriété ayant un caractère absolu, toute occupation sans droit ni titre du bien d'autrui constitue un trouble manifestement illicite permettant aux propriétaires d'obtenir en référé l'expulsion des occupants, qui ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée.
Plusieurs occupants sans droit ni titre d’une parcelle avaient été assignés en expulsion par les propriétaires du terrain. La cour d’appel accueillit leur demande : elle retint l'existence d'un trouble manifestement illicite et ordonna l'expulsion des occupants ainsi que l'enlèvement des ouvrages et des caravanes installés sur le terrain, en considérant que toute occupation sans droit ni titre du bien d'autrui permet aux propriétaires d'obtenir en référé l'expulsion des occupants « sans que puisse leur être opposée la légitimé du but poursuivi d'atteindre l'objectif de valeur constitutionnelle de disposer d'un logement décent, la nécessité de satisfaire à cet objectif étant opposable, non pas aux particuliers, mais à la personne publique ».
Les occupants de la parcelle formèrent un pourvoi en cassation, fondé sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoyant le droit au respect du domicile de l’occupant. Ils soutenaient en ce sens que la perte d'un logement est une atteinte des plus graves au droit au respect du domicile et que toute personne qui risque d'en être victime doit en principe pouvoir en faire examiner la proportionnalité par un tribunal. Les occupants reprochaient en conséquence au juge des référés, qui avait retenu l'existence d'un trouble manifestement illicite, de ne pas avoir apprécié les droits fondamentaux invoqués devant lui avant d'ordonner des mesures destinées à y mettre fin, et à la cour d’appel de ne pas avoir davantage mis en balance le droit de propriété avec le droit au respect du domicile ni vérifié si l'expulsion demandée n'était pas, dans ses effets, disproportionnée par rapport au trouble de jouissance allégué par les propriétaires.
La Cour de cassation réfute la thèse de ce pourvoi, qu’elle rejette fermement, jugeant que « l'expulsion étant la seule mesure de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien occupé illicitement, l'ingérence qui en résulte dans le droit au respect du domicile de l'occupant, protégé par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l'atteinte portée au droit de propriété », dont le « caractère absolu » oblige à considérer que « toute occupation sans droit ni titre du bien d'autrui constitue un trouble manifestement illicite permettant aux propriétaires d'obtenir en référé l'expulsion des occupants » en sorte que la cour d’appel n’était pas, compte tenu de la gravité de l’atteinte au droit de propriété, tenue de vérifier la proportionnalité de la mesure sollicitée et du droit au respect du domicile de l’occupant.
Au sens strict, le domicile se définit comme le lieu où tout Français, quant à l’exercice de ses droits civils, a son principal établissement (C. civ., art. 102, al. 1er). Cependant, la valeur fondamentale que revêt la liberté du domicile implique d’adopter une définition plus large de la notion, à l’instar de celle retenue par la CEDH : elle comprend le domicile privé comme professionnel (CEDH 16 déc. 1992, Niemietz c/ RFA, n° 13710/88), mais aussi le véhicule de la personne physique (CEDH 18 juill. 1974, X c/ Belgique, n° 5488/72) ou encore le siège social des personnes morales (CEDH 16 avr. 2002, Stés Colas et a. c/ France, n° 37971/97).
De la liberté du domicile découlent traditionnellement trois droits distincts mais complémentaires : le droit d’élire son domicile ; le droit d’en jouir à sa convenance ; le droit d’être protégé contre les violations éventuelles de son domicile. Plus récemment, un nouveau droit subjectif a émergé : le droit au logement, entendu comme le droit « à » un domicile. En l’espèce, les demandeurs au pourvoi entendaient précisément se prévaloir de ces deux déclinaisons principales de la liberté du domicile : le principe de son inviolabilité, d’une part, le droit au logement, d’autre part.
Ils invoquaient tout d’abord le principe d’inviolabilité du domicile : prolongement de la liberté individuelle, conséquence naturelle du droit au respect de la vie privée, le caractère inviolable du le domicile suppose de protéger ce dernier contre les ingérences des autorités publiques et contre les atteintes susceptibles d’y être portées par des tiers. En ce sens, l’article 8 de la Conv. EDH affirme que « toute personne a droit au respect de (…) son domicile (…). Il ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit pour autant que cette ingérence soit prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Le principe de nécessité de l’ingérence implique celui de proportionnalité dont les demandeurs réclamaient, en l’espèce, l’application.
Les occupants arguaient également du droit au logement, compris comme le droit à un domicile. Si ce droit, qui découle du droit à un niveau de vie suffisant, a pu être présenté comme occupant « une place éminente au sein des libertés et droits fondamentaux » (E.-P.Guiselin, v° Droit au logement, Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz 2006, p. 537), les textes comme la jurisprudence obligent à nuancer cette affirmation. Ainsi, en droit européen des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre un simple droit à une aide au logement (art. 34, § 3) ; quant à la CEDH, elle refuse de garantir le droit au logement sur le fondement du droit au respect du domicile : tout en reconnaissant le logement comme un « besoin primordial » (CEDH 21 févr. 1986, James c/ RU, n° 8793/79), elle affirme néanmoins nettement que « l’article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile pas plus que la jurisprudence de la Cour » (CEDH 18 janv. 2001, Chapman c/ RU, n° 27238/95, à propos de mesures limitant le stationnement de caravanes tsiganes), et considère également que disposer d’un logement constitue un objectif pouvant justifier que des dispositions législatives restreignent l’exercice d’autres droits entravant sa poursuite, notamment le droit de propriété, mais sous la réserve que ce dernier ne soit pas atteint dans sa substance même (CEDH 21 févr. 1986, James c/ RU, préc.). Quant au droit interne, aucun texte constitutionnel ne consacre explicitement un droit au logement, quoique le Conseil constitutionnel ait conféré une valeur constitutionnelle à l’objectif de donner la possibilité « à toute personne de disposer d’un logement décent » (Cons. const. 19 janv. 1995, n° 94-359 DC). Les Hautes juridictions ne se montrent guère plus favorables à sa consécration : alors que le Conseil d’État refuse d’y voir une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (CE, ord., 3 mai 2002, Assoc. réinsertion sociale du Limousin, n° 245697), la Cour de cassation juge qu’un tel droit ne saurait être invoqué pour rendre efficace une usucapion (Civ. 3e, 17 mai 2018, n° 16-15.792). S’agissant, enfin, des juridictions ordinaires, celles-ci ont estimé que le droit au logement ne pouvait être mis en œuvre que dans les seules conditions d’exercice déterminées par la loi, en sorte que ce droit ne pouvait à lui seul suffire à rendre légale l’occupation sans titre d’un logement vacant (Paris, 26 nov. 1997, n° 96/84802). L’opposabilité du droit au logement instituée par la loi du 5 mars 2007, édictée en réponse au problème dénoncé par plusieurs associations de la pénurie de logements, n’a pas fondamentalement changé les choses. Inscrit dans le cadre des politiques publiques d’aide au logement, ce texte, venu modifier les règles relatives à l’attribution des logements sociaux et à l’accueil dans les structures d’hébergement d’urgence, a certes créé un droit opposable au logement mais n’a pas consacré un droit fondamental, attaché à l’Homme, à se loger. La loi a en fait crée un recours spécial devant le tribunal administratif censé garantir le logement des personnes déclarées prioritaires par une commission de médiation, ouvert à plusieurs catégories de demandeurs de logements sociaux, dont les personnes sans logement, mais en aucun cas, cette loi ne permet une atteinte au droit de propriété privée, telle une occupation illicite justifiée par le droit au logement.
Ainsi l’affaire ici rapportée était-elle, pour les occupants, perdue d’avance. Timidement reconnu, le droit au logement ne peut l’emporter sur le droit de propriété, entendu comme le droit de jouir et de disposer de ses biens de la manière la plus absolue (C. civ., art. 544), dont la suprématie rend inutile l’exercice d’un contrôle de proportionnalité dès lors que la gravité, inhérente à sa supériorité, de l’atteinte qui y sera portée par une occupation illégale établit d’elle-même l’absence de disproportion de la mesure d’expulsion ordonnée en conséquence.
Civ. 3e, 4 juill. 2019, n°18-17.119
Références
Convention Européenne des Droits de l’Homme
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Charte des droits fondamentaux
Article 34, § 3
« 3. Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les modalités établies par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales. »
■ CEDH 16 déc. 1992, Niemietz c/ RFA, n° 13710/88: AJDA 1993. 105, chron. J.-F. Flauss ; D. 1993. 386, obs. J.-F. Renucci ; RFDA 1993. 963, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre
■ CEDH 18 juill. 1974, X c/ Belgique, n° 5488/72
■ CEDH 16 avr. 2002, Stés Colas et a. c/France, n° 37971/97: AJDA 2002. 500, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 527, obs. C. Bîrsan ; ibid. 1541, obs. A. Lepage
■ CEDH 21 févr. 1986, James c/ RU, n° 8793/79
■ CEDH 18 janv. 2001, Chapman c/ RU, n° 27238/95: AJDA 2001. 1060, chron. J.-F. Flauss ; D. 2002. 2758, note D. Fiorina ; RTD civ. 2001. 448, obs. J.-P. Marguénaud
■ Cons. const. 19 janv. 1995, n° 94-359 DC: AJDA 1995. 455, note B. Jorion ; D. 1997. 137, obs. P. Gaïa
■ CE, ord., 3 mai 2002, Assoc. réinsertion sociale du Limousin, n° 245697: AJDA 2002. 818, note E. Deschamps
■ Civ. 3e, 17 mai 2018, n° 16-15.792 P: D. 2018. 1071 ; ibid. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2019. 73, obs. F. Cohet ; RDI 2018. 446, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2018. 708, obs. W. Dross
■ Paris, 26 nov. 1997, n° 96/84802: D. 1998. 6 ; AJDI 1998. 623 ; ibid. 598, étude F. Cohet-Cordey
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