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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Œuvre de fiction : contrôle de proportionnalité entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression
Mots-clefs : Droit au respect de la vie privée ; Liberté d’expression ; Liberté de création ; Proportionnalité ; Œuvre de fiction ; Restriction à la liberté d’expression
Une création audiovisuelle peut s’inspirer de faits réels et mettre en scène des personnages vivants, toutefois, elle ne peut empiéter, sans l’accord de ceux-ci, sur leur vie privée dès lors qu’elle ne présente pas clairement les éléments ressortant de celles-ci comme totalement fictifs.
Arte avait produit un téléfilm et une web série interactive intitulés « Intime conviction ». Le téléfilm, projeté le 14 février 2014, décrivait une enquête de police diligentée à la suite de la mort violente d'une femme et ayant conduit à l'arrestation de son époux, médecin légiste. La web série, diffusée entre le 14 février et le 2 mars 2014, retraçait, jour après jour, le procès de ce médecin, devant la cour d’assises. Chaque internaute avait la possibilité de consulter le dossier constitué par les services de la production et de donner, après chaque audience, son avis sur l'innocence ou la culpabilité de l'accusé, le verdict de la cour d'assises fictive et celui des internautes devant être diffusés le 2 mars 2014
Le docteur M., qui avait été poursuivi et acquitté pour des faits similaires, se reconnait dans cette œuvre de fiction. Il demande alors en référé, sur le fondement de l’article 809 du Code de procédure civile, que cesse la diffusion de ce programme.
Les juges du fonds accueillent favorablement sa demande, retenant une violation du respect de sa vie privée.
Arte reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché le juste équilibre entre la liberté d’expression, ayant pour corollaire la liberté de création, et le respect à la vie privée et d’avoir ordonné la cessation de l’œuvre de fiction alors que les restrictions à la liberté d’expression doivent être prévues par la loi et constituer des mesures nécessaires.
Une émission de fiction peut-elle être jugée contraire au droit au respect de la vie privée dès lors qu’une personne se reconnait dans les faits ? Peut-elle reprendre des faits réels antérieurement divulgués par la presse ? Le juge peut-il faire cesser l’émission afin de faire assurer le droit au respect à sa vie privée ?
La Cour de cassation approuve la cour d’appel qui retient que l’œuvre de fiction portait effectivement, en l’espèce, atteinte au droit au respect de la vie privée du docteur M.
La Cour de cassation rappelle dans cet arrêt qu’il appartient au juge d’examiner l’équilibre entre deux droits fondamentaux concurrents de valeur normative égale.
Traditionnellement la Cour de cassation autorise la reprise de faits divulgués par la presse par une œuvre historique ou journalistique (Civ. 1re, 20 nov. 1990, n° 89-12.580). Cependant, elle est plus hésitante concernant la reprise de faits réels par une œuvre de fiction.
En effet, la Cour de cassation a d’abord autorisé la reprise d’élément de la vie privée d’individus si les faits étaient publics ou anodin (Civ. 1re, 3 avr. 2002, n° 99-19.852). Elle a ensuite jugé que le respect de la vie privée s’imposait plus fortement à l’auteur de fiction qu’au journaliste et que la solution dépendait des circonstances de l’espèce (Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289).
Pour finir, elle a autorisée la reprise, dans un film, de faits reprenant l’histoire d’une jeune fille ayant survécu à son père (Civ. 2e, 3 juin 2004, n° 03-11.533), faisant ainsi primer la liberté de création.
La solution dans notre arrêt rompt, ainsi, avec la tendance à permettre la reprise de faits réels par une œuvre fictive. En effet, cet arrêt se rapproche de celui rendu par la Cour de cassation, le 9 juillet 2003 (n° 00-20.289), qui fait primer le droit au respect de la vie privée sur le droit d’information lorsqu’on est en présence d’une œuvre de fiction, tout en ne prononçant pas une solution tranchée puisque celle-ci dépend des circonstances de l’espèce et d’une analyse des différents intérêts en présence.
En l’espèce, la Cour d’appel a retenu que l’émission était une fiction reprenant des éléments de la vie du docteur M., ne permettant pas d’éviter la confusion entre l’émission et la réalité. Ces éléments, inspiré de sa vie avaient, par ailleurs, permis à celui-ci, ainsi qu’à des tiers, de l’identifier au personnage de l’émission.
Ces éléments d’espèces, après la mise en balance avec la liberté d’expression, justifie que le respect à la vie privée prime sur la liberté de création d’une œuvre fictive dans cet arrêt, et ce même si ces faits ont été divulgués antérieurement par la presse.
Cette solution se rapproche de celles posées par la Cour européenne des droits de l’homme ; qui exerce un contrôle de proportionnalité et met en avant des critères permettant de parvenir à la balance entre droit à la vie privée et liberté d’expression (CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, n° 39954/08 et 40660/08).
Concernant les restrictions à la liberté d’expression, la Cour de cassation rappelle que celles-ci sont possibles au regard de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 9 du Code civil.
En effet, l’article 9 du Code civil donne au juge le droit d’ordonner toutes mesures propres à empêcher ou faire empêcher ou à faire cesser une atteinte au droit au respect de la vie privée. Cette atteinte doit être légitime, faire cesser une trouble manifestement illicite ou prévenir un dommage imminent et être proportionnelle au but recherché.
Civ. 1re, 30 septembre 2015, n° 14-16.273.
Références
■ Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Article 8
« Droit au respect de la vie privée et familiale.1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
Article 10
« Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».
■ Code civil
Article 9
« Chacun a droit au respect de sa vie privée.
Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée: ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé ».
■ Code de procédure civile
Article 809
« Le président peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire».
■ Civ. 1re, 20 nov. 1990, n° 89-12.580 : Bull. civ. I, n° 257.
■ Civ. 1re, 3 avr. 2002, n° 99-19.852 : D. 2002. 3164, note C. Bigot ; ibid. 2003. 1543, obs. C. Caron.
■ Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289 : Bull. civ. I, n°172, D. 2004. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2003. 680, obs. J. Hauser.
■ Civ. 2e, 3 juin 2004, n° 03-11.533 : Bull. civ. II, n° 272, D. 2005. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.
■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08 : Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne, n° 40660/08 : D. 2012. 1040, note J.-F. Renucci ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.
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