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[ 11 mars 2024 ] Imprimer

Procédure civile

Office du juge judiciaire en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d'un acte administratif

Si le juge judiciaire civil jouit, à certaines conditions, de la faculté de trancher lui-même la légalité d'un acte administratif contestée, il n'est pas tenu de le faire s'il estime qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, il lui apparaît qu'il ne peut pas accueillir la contestation dont il est saisi.

Com. 7 févr. 2024, n° 22-10.403

Par un arrêté du 22 décembre 2006 portant autorisation d'occupation temporaire du domaine public de plusieurs aérodromes (AOT), le Haut-commissaire de la République en Polynésie française (le haut-commissaire) avait confié un certain nombre d’opérations de construction, d’exploitation et de promotion d’ouvrages et de services à une société commerciale. Cette AOT, modifiée par un arrêté du 27 juin 2008, puis prolongée par un arrêté du 30 décembre 2009, avait pris fin le 31 mars 2010. Par une note en date du 19 avril 2010, le haut-commissaire avait désigné un haut-fonctionnaire, dépendant de la direction de l'aviation civile au ministère de l’écologie, en qualité d’administrateur liquidateur de l'AOT (le directeur), en se fondant sur l'article 33 de l'arrêté du 22 décembre 2006, prévoyant l'intervention d'un administrateur liquidateur pour « établir les inventaires, régler les dépenses arriérées, gérer et arrêter les fonds de réserve et, d'une manière générale, procéder à tous actes d'administration propres à faciliter le règlement des comptes des aéroports, les opérations de transfert et la continuation de l'exploitation ». La société d’exploitation ayant été mise en liquidation judiciaire le 13 mai 2013, un liquidateur avait été désigné. Le 21 juin 2013, le directeur, agissant en qualité d'administrateur liquidateur de l'AOT, avait déclaré une créance « de l'ex-concession des aérodromes d'État ». La régularité de cette déclaration de créance avait été contestée par le liquidateur de la société. Il obtint gain de cause devant le juge-commissaire, qui rejeta la créance par une ordonnance du 13 novembre 2017, dont il fut interjeté appel. Par un premier arrêt du 26 septembre 2019, la cour d'appel invita les parties à saisir le juge administratif d'une question préjudicielle ayant pour objet de savoir si le directeur, agissant en qualité d'administrateur liquidateur de l'AOT, avait ou non qualité pour procéder à la déclaration de créance du 21 juin 2013, et a sursis à statuer. Par un jugement du 24 novembre 2020, le tribunal administratif déclara que le directeur n'avait pas qualité pour procéder à la déclaration de créance. Par un nouvel arrêt du 14 octobre 2021, la cour d'appel ordonna le sursis à statuer jusqu'à ce qu'il fût justifié par la partie la plus diligente soit de la non-saisine de la juridiction administrative aux fins d'annulation éventuelle de l'acte administratif ou des actes administratifs sur le fondement desquels la déclaration de créance en cause a été faite, soit du jugement définitif d'un tel recours par la juridiction administrative. Devant la Cour de cassation, le liquidateur dénonça un excès de pouvoir négatif, aboutissant à un déni de justice, hypothèse qui se rencontre chaque fois que le juge judiciaire refuse de statuer en restreignant à tort l'étendue de son pouvoir de juger. En ce sens, il rappela que si en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d'un acte administratif, les tribunaux de l'ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal. Il en inféra qu’au cas d’espèce, la cour d’appel était tenue de trancher la question de la validité de la déclaration de créance par l’administrateur-liquidateur de l’AOT dont le juge administratif, par jugement du 24 novembre 2020 non frappé de recours, rendu à la suite de la question préjudicielle qu'elle avait elle-même posée, avait déjà constaté qu'elle avait été régularisée par une autorité incompétente pour le faire, cette décision s'inscrivant dans le sens d'un arrêt du Conseil d'État du 28 décembre 2018. La cour d'appel, qui se trouvait donc bien en présence d'une "jurisprudence établie" lui permettant de trancher immédiatement la question de la compétence de l'auteur de la déclaration de créance litigieuse, aurait ainsi méconnu l'étendue de son pouvoir de juger et commis un déni de justice. La chambre commerciale rejette le pourvoi. 

Elle rappelle qu’en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d'un acte administratif, les tribunaux de l'ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative. Elle ajoute, comme l’avait exactement souligné le demandeur au pourvoi, qu’il en va toutefois autrement lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal (T. confl., 17 oct. 2011, n° 11-03.829), ou que cette illégalité est manifeste (Civ. 1re, 8 janv. 2020, n° 19-10.001). Et la Cour d’en tirer une conséquence inédite : il résulte de ce qui précède que si le juge judiciaire civil jouit, à certaines conditions, de la faculté de trancher lui-même la légalité d'un acte administratif contestée, il n'est pas tenu de le faire s'il estime qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, il lui apparaît qu'il ne peut pas accueillir la contestation dont il est saisi. Autrement dit, la faculté qui lui a été conférée n’a pas être convertie en obligation, a fortiori lorsque les circonstances de l’espèce s’y opposent. Le moyen, qui postule le contraire, n'est pas fondé.

Références :

■ T. confl., 17 oct. 2011, n° 11-03.829 

■ Civ. 1re, 8 janv. 2020, n° 19-10.001 : AJDA 2020. 1460 ; D. 2020. 87

 

Auteur :Merryl Hervieu


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