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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Opération chirurgicale de changement de sexe : le droit au respect de la vie privée du transsexuel
Mots-clefs : Transsexualisme, Changement de sexe, Respect de la vie privée, Art. 8 Conv. EDH, incapacité définitive de procréer
À supposer que le rejet d’une demande d’une personne transsexuelle tendant à accéder à la chirurgie de changement de sexe repose sur un motif pertinent, la Cour estime qu’il ne saurait être considéré comme fondé sur un motif suffisant. L’ingérence dans le droit au respect de sa vie privée qui en résulte n’est pas « nécessaire » dans une société démocratique.
En droit, on est homme ou femme, chaque individu devant obligatoirement être rattaché à l’un des deux sexes. Le sexe est une donnée biologique composée d’éléments objectifs (le sexe anatomique et le sexe chromosomique) et subjectifs (le sexe psychologique et le sexe psychosocial). Si, en principe, toutes ces composantes sont concordantes, il arrive qu’elles diffèrent, conduisant les médecins à préconiser un changement de sexe anatomique. On parle alors de « transsexualisme », appelé aussi « trouble de l’identité de genre » ou « syndrome de Benjamin ». Ce syndrome a été défini en 1982 par le professeur Küss comme « le sentiment profond d’appartenir au sexe opposé » à celui qui est génétiquement, anatomiquement et juridiquement le sien, accompagné du « besoin intense et constant de changer de sexe ».
Par le passé, la jurisprudence française et européenne semblait s’intéresser uniquement aux conséquences que revêt une telle opération chirurgicale, notamment en ce qui concerne le changement sexe à l’état civil. Si avant 1992 la Cour de cassation opposait le principe d’indisponibilité de l’état des personnes aux transsexuels réclamant une modification de leur acte de naissance, la condamnation européenne a changé la donne conduisant la Haute juridiction a opéré un revirement de jurisprudence (CEDH 25 mars 1992, B. c/ France).
Ainsi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a introduit la possibilité d’obtenir la rectification de la mention du sexe sous quatre conditions : un syndrome du transsexualisme, un traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique, une perte du sexe anatomique d’origine, un comportement social correspondant à la nouvelle apparence (Ass. plén. 11 déc. 1992).
Par la suite, la circulaire du 14 mai 2010 DACS n° CIV/07/10 laissa entrevoir une évolution prétorienne en précisant qu’un tel changement de l’état civil n’impliquait pas obligatoirement une réassignation sexuelle. Partant, la Cour de cassation a substitué aux quatre anciens critères, deux exigences en imposant à la personne d’établir, d’une part, « la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte » et, d’autre part, « le caractère irréversible de la transformation de son apparence » (Civ. 1re, 7 juin 2012).
Pour la première fois, la Cour européenne se prononce sur le changement de sexe stricto sensu et non plus sur ses conséquences. En effet, l’affaire rapportée pose la question des exigences préalables au processus de conversion sexuelle imposées aux transsexuels et la conformité de ces exigences à l’article 8 de la Conv. EDH.
En l’espèce, le requérant, ressortissant turc, est une personne transsexuelle inscrite sur le registre d’état civil comme étant de sexe féminin. Se sentant appartenir au sexe masculin, il a saisi le tribunal de grande instance turc en vue d’obtenir l’autorisation de recourir à une opération de changement de sexe. Au mépris de divers rapports médicaux préconisant l’opération, le tribunal n’a pas fait droit à cette demande au motif que le requérant n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation. Contestant la mention dans la loi turque de l’incapacité définitive de procréer comme exigence préalable au changement de sexe, le requérant a saisi la Cour européenne.
Si la législation turque reconnaît aux personnes transsexuelles le droit de changer de sexe ainsi que le droit d’obtenir la modification de leur état civil, il y a cependant des conditions à respecter comme notamment l’incapacité définitive de procréer.
Dans l’arrêt rapporté, la Cour rappelle d’abord que le transsexualisme est un état médical justifiant un traitement destiné à aider les personnes concernées (CEDH 11 juill. 2002, Christine Goodwin c/ Royaume-Uni). Alors que le gouvernement turc soutient que l’encadrement de ces interventions chirurgicales relève du domaine de la protection de l’intérêt général et vise à éviter la banalisation de ces interventions, la Cour estime qu’il s’agit davantage de la liberté du requérant de définir son appartenance sexuelle, « liberté qui constitue un élément essentiel du droit à l’autodétermination » (§102). Partant, elle réitère qu’il peut y avoir une atteinte grave au droit au respect de la vie privée dans l’hypothèse où le droit interne est incompatible avec un aspect important de l’identité personnelle.
Considérant que l’exigence d’incapacité définitive de procréer prévue par la loi nationale n’apparaît aucunement nécessaire, la Cour affirme, ensuite, qu’ « à supposer même que le rejet de la demande initiale du requérant tendant à accéder à la chirurgie de changement de sexe reposait sur un motif pertinent », elle estime « qu’il ne saurait être considéré comme fondé sur un motif suffisant ». Ainsi, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant ne saurait être considérée comme « nécessaire » dans une société démocratique. Au vu de l’impossibilité pour le requérant d’accéder à une telle opération pendant plusieurs années, la Cour reconnaît la violation de l’article 8 de la Convention.
Dans l’arrêt rapporté, la Cour a comparé la législation de trente-deux États membres du Conseil de l’Europe, révélant pour nombre d’entre eux une possibilité pour les personnes transsexuelles d’entreprendre un traitement de changement de sexe. Les critères que la personne doit remplir pour avoir accès à un tel processus sont, selon les pays, prévus par la loi, par des réglementations infralégislatives ou par des recommandations. Pour d’autres États, comme la France, aucun texte législatif n’est intervenu en la matière et le régime relève de la pratique médicale. Dans les années 1980 en France, un protocole de sélection pour le changement de sexe, appelé aussi réassignation sexuelle ou transformation hormono-chirurgicale (THC) a été mis en place par l’unité parisienne de prise en charge du transsexualisme, constituée des professeurs Breton (psychiatre), Luton (endocrinologue) et Banzet (chirurgien). Pouvant durer jusqu’à cinq ans, ce protocole comprend une évaluation psychiatrique, une aide médico-sociale, un bilan psychologique, un bilan endocrinologique ainsi qu’un bilan chirurgical, avant toute décision à caractère irréversible. Il y a six unités « TransGender » en France (Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, Montpellier et Nice) qui accueillent les demandes de THS et délibèrent collégialement sur leur sort. Toutefois, les critères de sélection n’étant pas codifiés, ils varient selon les unités (exemples de conditions à Paris : avoir plus de 23 ans, ne jamais avoir été marié, avoir un casier vierge ; exemples de conditions à Lyon : avoir entre 25 et 40 ans, posséder un logement stage et des ressources fixes, ne pas être isolé).
On retiendra de cet arrêt que si l’article 8 de la Convention ne saurait être interprété comme garantissant un droit inconditionnel à une chirurgie de conversion sexuelle, le transsexualisme est néanmoins un état médical justifiant un traitement. Le refus d’autorisation de recourir à une telle opération, s’il n’est pas expressément envisagé à l’article 8, constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du transsexuel. On peut s’attendre à ce que cette décision conduise les États à repenser la question de la transidentité et également celle de l’accès à l’opération chirurgicale dans son ensemble.
En France, la doctrine dénonce le mutisme du législateur qui n’a d’ailleurs abordé la question du transsexualisme ni à l’occasion des révisions des lois bioéthiques ni lors des récentes réformes du droit de la famille. Certains appellent même au vote d’une loi qui, selon eux, clarifierait la situation qui demeure source d’insécurité (v. art. d’I. Corpart ; proposition de loi n°4127, déposée par Michèle Delaunay et enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 22 décembre 2011).
CEDH 10 mars 2015, Y. Y. c/ Turquie, n° 14793/08
Références
■ A. Marais, Droit des personnes, 2e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2014, p. 141 s.
■ I. Corpart, « Quelle place pour l’expertise judiciaire dans les demandes de changement de sexe pour transsexualisme ? », RJPF-2012-7-8/7, p. 14.
■ F. Vialla, « Transsexualisme : l’irréversibilité en question », D. 2012. 1648.
■ CEDH 25 mars 1992, B. c/ France, n°13343/87.
■ Ass. plén. 11 déc. 1992, n°91-12.373, RTD civ. 1993. 97, obs. J. Hauser.
■ Civ. 1re, 7 juin 2012, n° 10-26.947 et n° 11-22.490, RTD civ. 2012. 502, obs. J. Hauser.
■ CEDH 11 juill. 2002, Christine Goodwin c/ Royaume-Uni, no 28957/95.
■ Article 8 de la Conv. EDH - Droit au respect de la vie privée et familiale
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
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