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[ 21 mars 2017 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

« Pas de voile la prochaine fois ! »

Mots-clefs : Liberté religieuse, Foulard islamique, Discrimination, Règlement intérieur d’entreprise

La volonté́ d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive 2000/78/CE.

« Pas de voile la prochaine fois !» L’exigence de ce client d’une société de conseil est on ne peut plus claire : l’ingénieure d’étude dépêchée auprès d’elle par cette dernière ne doit plus, à l’avenir, porter son foulard islamique. Devant le refus de la salariée de se découvrir, l’employeur peut-il procéder à son licenciement sans commettre de discrimination pour motif religieux ?

La décision de la CJUE, saisie sur question préjudicielle par la Cour de cassation, était attendue. Au sens premier du terme, par la salariée d’abord… Celle-ci se trouve licenciée pour faute grave en juin 2009, devant son refus de se plier au « principe de nécessaire neutralité » qui lui a été signifié lors de son embauche. Après avoir introduit un recours devant le conseil de prud’hommes en septembre de la même année, la salariée se trouve déboutée partiellement en 2011. Si la faute grave n’est pas retenue, le licenciement est dit justifié. Le jugement se trouvant confirmé en appel deux ans plus tard, la salariée forme un pourvoi devant la Cour de cassation. Il faut attendre le mois d’avril 2015 pour que la Haute juridiction saisisse la CJUE d’une question préjudicielle (Soc. 9 avr. 2015, n° 13-19.855). Cette dernière se prononce donc environ huit ans après le licenciement, et il appartiendra encore à la Cour de cassation de rendre sa décision. 

Sur le fond, la question préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000. Ce texte permet aux états membres d’apporter une exception aux règles anti-discrimination, dès lors qu’en raison de la nature d’une activité́ professionnelle ou des conditions de son exercice, une caractéristique lié à l’un des motifs considérés par la directive comme discriminatoires constitue une « exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée ». La même exception se trouve prévue par les directives 2000/43/CE et 2006/54/CE à propos respectivement des discriminations raciales et sexistes. Formulés en des termes généraux, ces exceptions se comprennent bien dans certaines situations. C’est ainsi que le Code du travail dispose que l’appartenance à l’un ou l’autre sexe peut constituer une condition déterminante pour les emplois d’artistes, mannequins et modèles (C. trav., R. 1142-1). Mais le législateur français n’a pas souhaité établir de liste exhaustive. L’article L. 1133-1 du Code du travail issu de la loi du 27 mai 2008, transpose l’exception dans des termes tout aussi généraux que ceux des directives. 

En l’espèce, la question est donc de savoir si les souhaits de la clientèle peuvent constituer, ou non, une « exigence essentielle et déterminante » faisant exception à la discrimination pour motif religieux. Pour répondre, la CJUE rappelle que la notion de « religion » figurant à l’article 1er de la directive couvre « tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la foi religieuse ». Elle énonce ensuite que ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, cette notion renvoyant à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Et de préciser que cette notion ne saurait couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. La Cour de justice de l’Union européenne dit donc pour droit que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition ».

Cette réponse explicite lie la Cour de cassation. Est-ce à dire que la salariée a toutes les chances de voir son pourvoi accueilli favorablement ? Rien n’est moins sûr, car l’arrêt de la CJUE contient comme une réserve, énoncée également dans un arrêt rendu le même jour dans une affaire concernant la Belgique et liée à la distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte (G4S Secure Solutions, n° C-157/15). 

Rappelons que la discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres en raison de l’un des motifs discriminatoires. L’exemple type est celui d’un désavantage affectant les salariés employés à temps partiel qui bien souvent sont des femmes et qui peuvent ainsi se trouver discriminer indirectement par rapport aux hommes. Mais la qualification de discrimination indirecte n’est pas acquise par ce simple constat : la disposition, le critère ou la pratique en cause peut encore être justifié par un objectif légitime, dès lors que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. Cette possibilité de justification n’existe pas pour la discrimination directe. De deux choses l’une, donc : soit la mesure peut être qualifiée de discrimination directe, et la seule possibilité de défense se trouve dans la démonstration d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante pouvant faire exception à la discrimination. Soit la mesure est susceptible de constituer une discrimination indirecte : il est alors possible de la justifier en arguant de la poursuite d’un objectif légitime. Or, il est manifeste que la Cour entend laisser une plus grande souplesse à la justification en matière de discrimination indirecte qu’à l’exception en matière de discrimination directe. 

La CJUE estime en effet qu’une politique de neutralité à l’égard des clients peut constituer un objectif légitime, en ce qu’elle se rattache à la liberté d’entreprise, garantie par la Charte des droits fondamentaux. Il est donc possible à une entreprise d’interdire le port d’un vêtement religieux sur ce fondement, alors que le contact avec une clientèle hostile à la manifestation de ses convictions n’impose pas, par lui-même, cette neutralité des salariés. Tout l’enjeu en l’espèce est donc de savoir sur quel terrain l’on se situe : discrimination directe ou discrimination indirecte ? Et c’est là que la Cour de justice réalise un deuxième tour de force : elle admet en effet, dans son arrêt concernant la salariée belge comme dans celui ici rapporté, qu’une disposition d’un règlement intérieur interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ne constitue pas une discrimination directe car elle traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant notamment, de manière générale et indifférenciée, une neutralité́ vestimentaire. Elle ne peut être attaquée que sur le fondement de la discrimination indirecte car elle est susceptible d’affecter plus spécialement certaines personnes en raison de leur religion. Mais dans cette hypothèse, la disposition du règlement intérieur peut se trouver justifiée par la seule poursuite d’une politique de neutralité à l’égard des clients. 

La CJUE invite alors le juge français à vérifier si, dans les faits, la décision de licencier la salariée ingénieure d’étude a été prise ou non sur le fondement d’une règle générale imposant la neutralité dans l’entreprise. La Cour de cassation pourrait trouver ici une voie permettant de conforter et même de dépasser sa jurisprudence Baby-loup. Dans l’arrêt d’assemblée plénière du 25 juin 2014 (13-28.369), la Cour de cassation admet qu’un employeur, même hors service public et donc sans que le principe de laïcité ne trouve à s’appliquer, puisse dans certaines circonstances imposer une neutralité à ses salariés. Mais la neutralité n’est vue que comme un moyen pour atteindre une fin légitime (la préservation de l’intérêt des enfants gardés, en l’espèce). 

La solution retenue par la CJUE va plus loin : la neutralité n’est plus un moyen, elle devient une fin. Elle laisse ainsi présager de la compatibilité avec le droit de l’union européenne de l’article L. 1321-2-1 du Code du travail, issu de la loi travail du 8 août 2016, prévoyant que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». 

Gageons que cette décision fasse l’objet d’importantes critiques, tant sur la conception restrictive de la discrimination directe retenue par la CJUE, que sur la définition des raisons pouvant faire échec à l’établissement d’une discrimination indirecte, en particulier sur le lien tissé entre la liberté d’entreprise et la volonté patronale d’imposer la neutralité dans l’entreprise. 

CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15

Références

■ Soc. 9 avr. 2015, n° 13-19.855 P, D. 2015. 1132, note J. Mouly ; RDT 2015. 405, obs. M. Miné ; RTD eur. 2016. 374-18, obs. B. de Clavière.

■ Cass., ass. plén., 25 juin 2014, Baby-Loup, n° 13-28.369 P, AJDA 2014. 1293 ; ibid. 1842, note S. Mouton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386, et les obs. ; ibid. 1536, entretien C. Radé ; AJCT 2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid. 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J. Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser.

■ CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, n° C-157/15.

 

Auteur :B. G.


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