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Droit des biens
Perpétuité d’un droit réel de jouissance spécial
Un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale au profit des copropriétaires des autres lots a un caractère perpétuel.
En 2004, une société civile immobilière (SCI) acquit, parmi divers lots à vocation commerciale composant un immeuble en copropriété, un lot contenant une piscine. Dans les années 70, les propriétaires de ce lot avaient signé une convention « valant additif » au règlement de copropriété par laquelle ils s’engageaient à assumer les frais de fonctionnement de la piscine et à autoriser son accès gratuit aux copropriétaires, au moins durant le temps des vacances scolaires. Déclarant valable ladite convention, un arrêt devenu définitif condamna la SCI, en sa qualité de propriétaire, à procéder, dans les termes de celle-ci, à l’entretien et à l’exploitation de la piscine. La société décida alors d’assigner le syndicat des copropriétaires en constatation de l’expiration de cette convention à une certaine date.
La cour d’appel la débouta de sa demande considérant que si les droits et obligations contenus dans la convention n’étaient pas perpétuels, ceux-ci devaient néanmoins continuer à s’exercer tant que les propriétaires n’auraient pas modifié le règlement de copropriété et que l’immeuble demeurerait soumis à ce statut, ce dont il résultait que les droits et obligations résultant de la convention avaient une durée indéterminée et continueraient, dans le respect des obligations contractuelles, d’incomber à la société propriétaire des lots grevés desdites obligations.
Dans son pourvoi, sur le fondement des articles 619, 625 et 1210 du Code civil que la cour d’appel aurait violé, la société faisait valoir, au nom de la prohibition des engagements perpétuels, que si le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d’ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien, ce droit ne saurait être perpétuel et devrait s’éteindre, s’il n’est pas limité dans le temps par la volonté des parties, dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil. Par substitution de motifs, la Cour de cassation écarte la thèse du pourvoi, affirmant « qu’est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot ; (…) la cour d’appel a retenu que les droits litigieux, qui avaient été établis en faveur des autres lots de copropriété et constituaient une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires, étaient des droits réels sui generis trouvant leur source dans le règlement de copropriété et que les parties avaient ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires ; qu’il en résulte que ces droits sont perpétuels ».
Cette décision présente plusieurs intérêts.
Le premier tient au rappel de l’existence de droits réels sui generis, (de son propre genre), des droits dont la singularité interdit de les rattacher à une catégorie déjà existante et de leur appliquer le régime juridique correspondant. Contrairement à ce que soutenait la demanderesse au pourvoi, dont les moyens prenaient pourtant directement appui sur la jurisprudence antérieure (Civ. 3e, 28 janv. 2015, n° 14-10.013), les droits litigieux ne relevaient pas, pour cette raison, du régime de l’usufruit. Il résultait en effet clairement des termes de la convention, notamment en ce qu’elle définit l’obligation pour le propriétaire des locaux concernés d’exploiter la piscine et de l’ouvrir gratuitement aux copropriétaires, au moins pendant les vacances scolaires, que cette convention n’avait pas fait naître au profit de ces derniers un droit d’usage et d’habitation, au sens de l’article 625 du Code civil, dont l’établissement ou la perte est régie par les règles de l’usufruit, pour la durée trentenaire prévue par l’article 619. Aussi les droits litigieux n’auraient-ils pas pu davantage être assimilés à l’existence d’une servitude, le régime juridique applicable à celle-ci ne leur étant pas strictement transposable en ce que la détermination de fonds servants et dominants n’apparaissait pas nettement, et en ce que les droits se trouvaient être exercés collectivement. Ainsi les droits consentis aux copropriétaires, voisins mais distincts d’autres droits réels répertoriés, étaient-ils bien sui generis, échappant pour cette raison aux règles légales applicables à ces autres droits réels, notamment à leur régime extinctif.
Le deuxième réside dans le rôle qu’elle confère à la volonté des parties. En plus d’offrir au propriétaire la liberté de conclure une convention ayant pour objet le démembrement de son droit de propriété (Civ. 3e, 31 oct. 2012, n° 11-16.304), la Cour de cassation lui laisse celle d’en fixer la durée, laquelle peut donc être illimitée. Alors qu’elle avait auparavant jugé que « lorsque le propriétaire consent un droit réel, conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien, ce droit, s’il n’est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel » (Civ. 3e, 28 janv. 2015, préc.), elle reconnaît au contraire dans cette décision que lorsque s’évince du contrat la volonté des parties de ne pas limiter dans le temps un droit du même type, une telle volonté doit être respectée. L’enseignement tiré de la décision de 2015 précitée doit en conséquence être relativisé. La Cour de cassation n’exclut pas qu’un droit réel de jouissance spéciale puisse être perpétuel, au nom du respect de la volonté des parties dont elle rappelle la valeur de principe (V. déjà, à propos d’un droit de jouissance privatif, Civ. 3e, 4 mars 1992, n° 90-13.145). C’est donc bien la volonté des parties qui régit la durée d’exercice des droits réels de jouissance spéciale. Au même titre que l’autonomie de la volonté, le droit de propriété se voit ainsi mis à l’honneur puisqu’il justifie sans doute la reconnaissance du caractère perpétuel des droits litigieux, en tant qu’accessoires au droit du propriétaire de la piscine. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle les parties avaient, dans cette affaire, admis que le droit d’usage de la piscine était transmissible avec le droit de propriété en cas de vente d’un des lots de la copropriété.
Dans la décision rapportée, droit des contrats et droit des biens se conjuguent donc pour reconnaître que lorsque par convention, un propriétaire consent sans durée déterminée à ses copropriétaires, en cette qualité et dans leur intérêt, des droits établis en faveur et pour l’usage et l’utilité des lots qui leur appartiennent, le caractère perpétuel de ces droits doit être tenu pour acquis. Cette solution, admettant que la création d’un droit réel puisse grever perpétuellement une propriété privée, ne va cependant pas de soi, d’autant moins depuis que le nouvel article 1210, alinéa 2 du Code civil écarte la traditionnelle sanction de la nullité des engagements perpétuels, en prévoyant simplement que chaque contractant peut mettre fin au contrat perpétuel dans les conditions prévues pour les contrats à durée indéterminée.
Moralité, si rien n’est jamais définitif, certains droits peuvent, eux, être reconnus comme perpétuels!
Civ. 3e, 7 juin 2018, n° 17-17.240
Références
■ Civ. 3e, 28 janv. 2015, n° 14-10.013 P : D. 2015. 599, note B. Mallet-Bricout ; ibid. 1863, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; Just. & cass. 2015. 270, rapp. M.-T. Feydeau ; ibid. 277, avis B. Sturlèse ; AJDI 2015. 304, obs. N. Le Rudulier ; RDI 2015. 175, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2015. 413, obs. W. Dross ; ibid. 619, obs. H. Barbier.
■ Civ. 3e, 31 oct. 2012, n° 11-16.304 P: D. 2013. 53, obs. A. Tadros, note L. d'Avout et B. Mallet-Bricout ; ibid. 2123, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2013. 540, obs. F. Cohet-Cordey ; RDI 2013. 80, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2013. 141, obs. W. Dross.
■ Civ. 3e, 4 mars 1992, n° 90-13.145 P : D. 1992. 386, note C. Atias ; AJDI 1993. 87 ; ibid. 88, obs. M.-F. Ritschy ; RDI 1992. 240, obs. P. Capoulade et C. Giverdon ; RTD civ. 1993. 162, obs. F. Zenati.
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