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Droit de la responsabilité civile
Perte de chance et préjudice d’agrément : rappel des conditions d’indemnisation
Mots-clefs : Responsabilité civile, Préjudice, Perte de chance, Préjudice d’agrément, Indemnisation, Conditions
La réparation allouée au titre d’une chance perdue ne peut représenter qu'une fraction de la perte à laquelle la victime a été exposée et celle accordée au titre du préjudice d’agrément suppose que la victime justifie d’une activité spécifique sportive ou de loisirs antérieure à la maladie.
Un chirurgien, exerçant son activité à titre libéral, avait réalisé, au sein de la clinique dans laquelle il exerçait, une intervention au laser destinée à remédier à la presbytie d’une patiente. A la suite de cette intervention, cette dernière avait présenté une infection nosocomiale dont la prise en charge avait été assurée par le chirurgien qui l’avait opérée jusqu'à son hospitalisation en urgence, dans un autre établissement au sein duquel elle avait successivement subi deux greffes à l’effet de remédier à cette infection. Après avoir sollicité une expertise en référé, la victime avait assigné en responsabilité la clinique ainsi que son chirurgien. La cour d’appel fit droit à sa demande, jugeant le chirurgien ayant pratiqué l’opération responsable in solidum avec la clinique du dommage et le condamnant à payer à celle-ci une indemnité en réparation de son préjudice corporel au motif que les suites de l'infection lui étaient imputables dans la mesure où il avait fait perdre à la victime une chance de remédier à l'infection en cours et d’éviter ses graves conséquences. Aussi bien, parmi les préjudices qu’elle jugea nécessaire de réparer, la Cour d’appel retint l’existence d’un préjudice d’agrément constitué par la gêne oculaire éprouvée par la victime pour effectuer tout travail informatique ainsi que pour conduire, notamment de nuit.
Cette décision est cassée par la première chambre civile. Celle-ci affirme d’une part, au visa de l'article L. 1142-1 I, alinéa 1er, du Code de la santé publique, que le dommage consécutif à une perte de chance correspondant à une fraction des différents chefs de préjudice subis qui est déterminée en mesurant la seule chance perdue ne peut donc être égale aux atteintes corporelles résultant de l'acte médical ; en conséquence, en présence de coresponsables dont l'un répond du dommage corporel et l'autre d'une perte de chance, il ne peut être prononcé une condamnation in solidum qu'à concurrence de la partie du préjudice total de la victime à la réalisation duquel les coresponsables ont l'un et l'autre contribué, en sorte que le chirurgien ne pouvait ici être solidairement condamné avec la clinique à réparer l’intégralité du préjudice subi par la victime. En outre, et en vertu du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, les Hauts magistrats excluent l’existence du préjudice d’agrément prétendument subi par la victime, dès lors qu’un tel préjudice ne résulte que d'un trouble spécifique lié à l'impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs.
Dans la décision rapportée, la Cour de cassation rappelle (Civ. 1re, 14 déc. 2016, n° 16-12.686) que la réparation de la perte d'une chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut jamais être égale à l'avantage qu'elle aurait procuré si elle s'était réalisée (Civ. 1re, 27 mars 1973, n° 71-14.587– Com. 19 oct. 1999, n° 97-13.446 – Civ. 1re, 4 nov. 2003, n° 02-17.063). Ainsi, lorsque le préjudice en rapport avec la faute commise réside dans une perte de chance, la réparation allouée ne peut représenter qu'une fraction de la perte à laquelle la victime a été exposée. Une fois l’aléa inhérent à la chance perdue pris en compte, l’étendue de l’indemnisation dépend donc des chances de succès qu'avait la victime, cette appréciation relevant du pouvoir souverain des juges du fond. Dans tous les cas, les dommages-intérêts ne peuvent représenter qu'une fraction, plus ou moins importante selon la probabilité de sa réalisation, de l'avantage escompté. La Cour de cassation casse donc systématiquement les décisions du fond qui font correspondre l’indemnisation à la totalité du gain espéré, raison pour laquelle elle censure en l’espèce la décision de la cour d’appel ayant condamné le chirurgien, in solidum avec la clinique, à réparer l'intégralité du dommage causé à la victime, après avoir pourtant constaté que la faute de ce dernier avait seulement fait perdre une chance à la patiente de mettre fin à l'infection en cours et d’empêcher la survenance de conséquences dommageables, ce dont il résultait que le préjudice réparable par le chirurgien correspondait seulement à une fraction du dommage subi par la victime.
Ensuite, la Cour confirme que l’indemnisation du préjudice d’agrément suppose que la victime justifie d’une activité spécifique sportive ou de loisir antérieure à la maladie et que les désagréments invoqués n’aient pas été déjà réparées au titre du déficit fonctionnel permanent, le premier visant, selon la nomenclature Dintilhac, « l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs » et devant être apprécié in concreto par les juges du fond, le second couvrant « la perte de la qualité de vie (de la victime) et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien ». Ainsi la Cour confirme-t-elle la conception stricte de la notion de préjudice d’agrément, confirmation bienvenue compte tenu des difficultés que la jurisprudence avait fait ressortir quant aux contours de la notion. En effet, il avait pu être, autrefois, plus souplement entendu comme « la privation des agréments normaux de l’existence » (Crim. 26 mai 1992, n° 91-84.618), ou encore comme « la privation des agréments d’une vie normale » (Soc. 5 janv. 1995, n° 92-15.958), il fut ensuite différemment défini, se rapprochant alors du préjudice constitué par un déficit fonctionnel permanent, comme « le préjudice subjectif à caractère personnel résultant des troubles ressentis dans les conditions d’existence » (Cass., ass. plén., 19 déc. 2003, n° 02-14.783), « distinct de celui résultant de son incapacité » (Civ. 2e, 19 avr. 2005, n° 04-30.121 ; Civ 2e, 11 oct. 2005, n° 04-30.360 ).
Ce n’est qu’en 2009 que la Cour de cassation fit le choix d’une conception plus étroite de la notion de préjudice d’agrément, ce dernier visant « exclusivement à l’indemnisation du préjudice lié à l’impossibilité de pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs » (Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829 ) avant de revenir, un an plus tard, à sa position initiale, le préjudice d’agrément étant à nouveau entendu comme celui résultant « des troubles ressentis dans les conditions d’existence » de la victime (Civ. 2e, 8 avr. 2010, n°09-11.634 ) pour enfin démentir ce retour en 2013, par un arrêt énonçant la définition réaffirmée dans la décision rapportée (Civ. 2e, 28 févr. 2013, n°11-21.015), ce qui est conforme à l’interdiction d’allouer une double indemnisation à la victime d’un même dommage.
Civ. 1re, 8 févr. 2017, n° 15-21.528
Références
■ Civ. 1re, 14 déc. 2016, n° 16-12.686 ; D. 2017. 6.
■ Civ. 1re, 27 mars 1973, n° 71-14.587.
■ Com. 19 oct. 1999, n° 97-13.446 P, D. 2001. 624, obs. J.-L. Navarro ; RTD com. 2000. 120, obs. C. Champaud et D. Danet.
■ Civ. 1re, 4 nov. 2003, n° 02-17.063.
■ Crim. 26 mai 1992, n° 91-84.618 P.
■ Soc. 5 janv. 1995, n° 92-15.958 P, RTD civ. 1995. 892, obs. P. Jourdain.
■ Cass., ass. plén., 19 déc. 2003, n° 02-14.783 ; P; D. 2004. 161, note Y. Lambert-Faivre ; ibid. 2005. 185, obs. P. Delebecque, P. Jourdain et D. Mazeaud ; RTD civ. 2004. 300, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2e, 19 avr. 2005, n° 04-30.121 ; RDSS 2005. 686, obs. C. Willmann ; RTD civ. 2006. 119, obs. P. Jourdain ; ibid. 121, obs. P. Jourdain.
■ Civ 2e, 11 oct. 2005, n° 04-30.360 ; P, RDSS 2005. 1063, obs. P.-Y. Verkindt ; RTD civ. 2006. 119, obs. P. Jourdain ; ibid. 121, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2ème, 28 mai 2009, n° 08-16.829 ; P ; D. 2009. 1606, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 534, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 8 avr. 2010, n°09-11.634 ; P; D. 2010. 1089, point de vue P. Sargos ; ibid. 2102, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2010. 559, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2e, 28 févr. 2013, n°11-21.015 ; D. 2013. 646 ; ibid. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; Dr. soc. 2013. 658, obs. S. Hocquet-Berg ; RDSS 2013. 359, obs. M. Badel ; RTD civ. 2013. 383, obs. P. Jourdain.
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