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Droit des obligations
Perte de chance, préjudice actuel et certain : critères et enjeux de la qualification
Mots-clefs : Responsabilité civile, Notaire, Devoir d’information et de conseil, Manquement, Préjudice, Perte de chance (non), Préjudice actuel et certain (oui)
Le préjudice subi par les créanciers de l’obligation d’information et de conseil du notaire à laquelle ce dernier a manqué ne constitue pas, en raison de la certitude de l’événement manqué, une simple perte de chance mais un préjudice actuel et certain.
Une femme décède en 2002, laissant pour lui succéder son fils et trois petits-enfants. Préalablement et par acte authentique, cette femme avait fait une donation préciputaire et hors part à son fils de la nue-propriété de son patrimoine immobilier et en réserve d'usufruit. Puis par un nouvel acte authentique rédigé par le même notaire, la mère et son fils avaient vendu à un couple l'un des immeubles inclus dans l’acte de la donation. Au cours des opérations de partage de la succession, le notaire dressa un procès-verbal comportant « un accord forfaitaire et transactionnel » aux termes duquel le fils s'engageait à verser aux trois petits-enfants une somme « en compensation de la donation dont il avait bénéficié ». Celui-ci n'ayant pas payé la somme convenue, les petits-enfants assignèrent le couple acquéreur en paiement de cette somme. Ces derniers appelèrent leur notaire en garantie.
La cour d’appel fit droit à la demande des petits-enfants et déclara recevable et bien fondé l’appel en garantie des acquéreurs, condamnant ainsi le notaire à les garantir de toutes les condamnations prononcées à leur encontre (correspondant à une somme de 50 000 euros) au bénéfice des héritiers réservataires au motif que le préjudice subi par les acquéreurs était actuel et certain et ne consistait pas en une simple perte de chance dans la mesure où si le notaire les avait informés du risque d’une action en réduction et avait fait intervenir, conformément à l’article 930 alinéa 2 ancien du Code civil, les héritiers réservataires à l’aliénation, ceux-ci y auraient « certainement » consenti en contrepartie de la distraction à leur profit de la somme de 50 000 euros et qu’à défaut, les acquéreurs auraient renoncé à leur acquisition et l’immeuble aurait pu être saisi par les petits-enfants.
Le notaire forma un pourvoi en cassation pour contester cette qualification. Selon le demandeur au pourvoi, il résulte de l’argumentation même de la Cour qu’il n’était pas certain que, mieux informés, les acquéreurs auraient pu bénéficier de la vente sans avoir à verser une somme de 50 000 euros aux héritiers, situation dans laquelle les replaçait pourtant l’indemnisation accordée. La Cour rejette le pourvoi. Elle juge que par sa faute, le notaire a manqué à son devoir d’information et de conseil et n’a donc pas ainsi permis de protéger les acquéreurs contre tout recours ultérieur, ce qui leur a fait subir, au-delà d’une simple perte de chance, un préjudice actuel et certain.
La perte de chance vise des situations dans lesquelles le but escompté était envisageable mais hypothétique : même en l’absence du fait dommageable ou du manquement contractuel, le résultat désiré n’aurait peut-être pas été atteint. Ainsi, dans cette affaire, le notaire soutenait que même s’il avait valablement exécuté son devoir d’information et de conseil, l’accord entre les acquéreurs et les petits-enfants de la donatrice n’aurait peut-être pas été conclu. Selon lui, le manquement à son devoir d’information et de conseil n’a donc pas conduit à priver les acquéreurs d’un avantage qui était acquis ou dont l’obtention était indubitable : il a seulement fait disparaître une simple éventualité.
Ainsi, pour rejeter l'argumentation du notaire, la première chambre civile estime que l’accord manqué au détriment des acquéreurs, ainsi privés de la possibilité de renoncer à leur acquisition, n’était pas probable mais certain et actuel, quand la perte de chance se caractérise par l’incertitude du résultat escompté. Précisons cependant que lorsque le préjudice subi constitue une véritable perte de chance, pour être indemnisable, elle doit également présenter un caractère certain, indubitable (Crim., 6 juin 1990 : « (L)’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable – encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » ; V. aussi Civ.1re, 21 nov. 2006 : « seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable »).
Quoiqu’il en soit, c’est la qualification de perte de chance, défendue par le demandeur au pourvoi, qui ne pouvait, dans les circonstances de l’espèce, être retenue. On comprend bien l’enjeu de l’argumentation soutenue par le notaire. En effet, l’indemnité allouée en réparation de la perte de chance ne peut être égale à l’avantage dont l’obtention était espérée. Elle est nécessairement moindre car la réparation ne couvre pas la privation d’un bienfait mais seulement la perte d’une chance de bénéficier de cet avantage. « L’indemnisation de la perte de chance correspond ainsi à une fraction des différents préjudices subis qui auraient pu être évités si la chance avait été courue. Ce dommage spécifique correspond à un pourcentage du dommage final » (Baccache-Gibeili, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2007, n° 319). Si les incertitudes ne privent pas la victime de son droit à indemnisation, elles ont tout de même une incidence sur le montant des dommages-intérêts qui lui sont alloués.
« Pour connaître la chance, il ne manque vraiment à certains qu’un peu de chance. » (S. J. Lec).
Civ.1re, 16 déc. 2015, n° 14-29.758
Références
■ Code civil
■ Crim., 6 juin 1990, n° 89-83.703
■ Civ.1re, 21 nov.2006, n° 05-15.674
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