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[ 10 février 2025 ] Imprimer

Introduction au droit

Point sur l’application dans le temps de la jurisprudence

La règle jurisprudentielle n’est pas immuable : elle peut changer par la formulation d’une solution nouvelle constitutive d’un revirement de jurisprudence. Un revirement de jurisprudence consiste en un changement d’interprétation de la loi par le juge : le juge abandonne ainsi une solution antérieurement admise pour en adopter une autre. 

Contrairement à la loi, la nouvelle règle jurisprudentielle est par principe rétroactive et s’applique dans le passé. Ce n’est qu’à titre exceptionnel que le juge décidera de restreindre à l’avenir le champ temporel de son application (Pour une étude d’ensemble, v. A. Marais, Introduction au droit, Vuibert, 10e éd., n° 239 s.)

■ Principe : la rétroactivité du revirement de jurisprudence

Le revirement de jurisprudence s’applique, de façon rétroactive, au litige et au-delà du litige.

    → La rétroactivité du revirement joue pour le litige à l’occasion duquel il a été effectué : le juge, lorsqu’il énonce une règle nouvelle, l’applique au litige qu’il doit trancher et qui, par hypothèse, est né avant qu’il ne dégage cette règle. Cette rétroactivité est inhérente à la mission du juge, qui ne peut dissocier création et application du droit : partant, le juge ne peut, dans un même arrêt, formuler une règle nouvelle et appliquer à la solution de l’espèce la règle antérieure, car la légitimité de son pouvoir normatif réside précisément dans la nécessité où il se trouve de donner à la décision qu’il va prendre le fondement d’une règle générale.

    → La rétroactivité de la solution nouvelle joue également au-delà du litige à l’occasion duquel la règle a été formulée. La nouvelle règle jurisprudentielle va s’appliquer, au-delà de l’arrêt qui l’a formulée, à tous les litiges similaires en cours. Cette conséquence s’explique par l’idée que l’interprétation de la loi par le juge fait corps avec la loi interprétée, obligeant à considérer que l’interprétation judiciaire de la loi s’applique au jour où la loi est entrée en vigueur. Si l’interprétation change par l’effet d’un revirement, la juge l’appliquera pour trancher un litige né à une époque où une solution prétorienne différente était admise (Civ. 1re, 9 oct. 2001, n° 00-14.564, faisant peser sur le médecin une obligation d’information créée par un revirement ultérieur à la date des faits litigieux, au motif que « l’interprétation jurisprudentielle d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés et (que) nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée »). Cette analyse suppose d’attacher à la jurisprudence un caractère non pas constitutif, mais déclaratif. Déclarative, la jurisprudence constate un état du droit préexistant, devant être reconnu à partir de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Non créative, l’interprétation jurisprudentielle se déploie dans la dépendance de la loi. Malgré sa portée normative, le revirement de jurisprudence ne peut, faute d’autonomie avec la loi interprétée, trouver à s’appliquer que dans le passé.

    À noter qu’au service de la loi, la rétroactivité du revirement de jurisprudence permet parfois d’anticiper l’application d’une réforme législative. 

    Lorsque le législateur adopte une loi nouvelle, par principe dénuée de tout effet rétroactif, la Cour de cassation peut, sans appliquer directement la loi nouvelle pour trancher le litige, modifier l’interprétation de la loi ancienne qu’elle retenait jusque-là de manière à adopter une solution semblable à celle consacrée par la loi nouvelle. Ainsi, en interprétant le droit ancien à la lumière de la loi nouvelle, elle est susceptible de donner indirectement une portée rétroactive à la loi nouvelle. La sanction des promesses unilatérales de ventes constitue un exemple significatif de ce dialogue des sources légale et prétorienne. Depuis une fameuse jurisprudence Consorts Cruz (Civ. 3e, 15 déc. 1993, n° 91-10.199), la Cour de cassation refusait l'exécution forcée aux promesses unilatérales de vente, motif pris qu'elles ne donneraient lieu qu'à une obligation de faire ne pouvant se résoudre qu'en dommages-intérêts. En dépit des vives et multiples critiques doctrinales qui lui furent adressées, la Cour a maintenu cette solution, et il a fallu attendre la réforme du 10 février 2016, ayant opéré un bris de jurisprudence, pour admettre que l’inexécution fautive d’une promesse unilatérale de vente (rétractation du promettant après la levée d’option du bénéficiaire) est sanctionnée par l’exécution forcée du contrat de promesse (C. civ., art. 1124). Grâce à l’absence d’effet rétroactif de la loi, la Cour put résister à l’application de l’exécution forcée, cantonnant la nouvelle règle légale aux promesses conclues après le 1er octobre 2016 et maintenant par là-même sa solution pour les promesses antérieures à cette date. Le 23 juin 2021, la troisième chambre civile opéra un revirement de jurisprudence (n° 20-17.554), par lequel elle admit d’appliquer la sanction de l’exécution forcée à toutes les promesses de vente, quelle que soit leur date de conclusion, soit même à celles conclues avant la réforme. La portée rétroactive du revirement opéré a donc permis à tout bénéficiaire d’une promesse unilatérale de vente de tirer profit de la réforme du Code civil et de prétendre à l'exécution forcée du contrat de promesse. Allant encore plus loin, le 21 novembre 2024, la Cour a renforcé cette portée rétroactive en censurant un arrêt rendu en conformité avec l'état du droit antérieur, normalement applicable au regard de la date, antérieure à la réforme, de conclusion de la promesse litigieuse, au motif que cet état du droit, en raison du revirement opéré en 2021, a changé postérieurement (Civ. 3e, 21 nov. 2024, n° 21-12.661). La portée conférée à la rétroactivité du revirement de 2021 doit être soulignée, puisqu’elle permet non seulement l’application anticipée de la réforme de 2016 à des promesses conclues antérieurement, mais autorise également la Cour de cassation à reprocher aux juges du fond d’avoir bien jugé !

■ Exception : le revirement de jurisprudence pour l’avenir

    Lorsque le juge change son interprétation de la loi par l’effet d’un revirement, il l’applique pour trancher le litige à l’occasion duquel cette jurisprudence nouvelle émerge, alors même qu’à la date de naissance du litige, une solution ancienne ou différente était admise. Ainsi la rétroactivité attachée à une jurisprudence nouvelle déjoue-t-elle généralement les prévisions légitimes des justiciables qui, ayant eu foi en la pérennité du droit jurisprudentiel antérieur au revirement, s’y sont conformés. C’est pourquoi l’application rétroactive de la jurisprudence aux instances en cours est depuis longtemps contestée. Dès 2004, le rapport sur les revirements de jurisprudence, issu du groupe de travail présidé par le professeur Nicolas Molfessis et remis au premier Président de la Cour de cassation, préconisa d’admettre les revirements pour l’avenir, dès lors que ces revirements ont des conséquences néfastes sur les justiciables dont ils trahissent les anticipations légitimes. Pour cette raison, de façon exceptionnelle, la jurisprudence a accepté, sur la base du principe de proportionnalité, d’opérer des « revirements pour l’avenir », si l’issue du contrôle de proportionnalité effectué le commande (v. Civ. 1re, 6 avr. 2016, n° 15-10.552)

    → Quelques mois avant la remise de ce rapport, la Cour de cassation avait, pour pallier l’insécurité juridique inhérente à la rétroactivité, fait obstacle pour la première fois à la rétroactivité des revirements de jurisprudence en matière d’atteinte à la présomption d’innocence (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426). Ainsi a-t-elle décidé de ne pas censurer l’arrêt qui avait méconnu la nouvelle règle prétorienne relative à la prescription de l’action civile au motif que « l’application immédiate de cette règle dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable au sens de l’article 6§1 de la Conv. EDH ».

    → Depuis cette date, il ressort de l’étude de la jurisprudence que l’accès au juge, découlant du droit à un procès équitable, est devenu le principal critère de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence : l’application rétroactive d’un revirement sera par exception paralysée si elle prive une partie de son droit d’accès à un tribunal, par exemple en remettant en cause la validité de la procédure par la réduction d’un délai pour agir ou par la modification d’un délai de prescription (Ass. Plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493 : l’application immédiate de la nouvelle règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 de la Conv. EDH en lui interdisant l’accès au juge ; adde, en droit européen, CEDH, 9 nov. 2023, n° 72173/17, Legros et Autres c/ France : condamnant la France à l’unanimité, les juges européens ont considéré que « l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée »).

    En admettant les revirements pour l’avenir, la Cour de cassation s’est auto-conférée le pouvoir de fixer la date d’entrée en vigueur de sa jurisprudence, au même titre que le législateur fixe la date d’entrée en vigueur de sa loi. Lorsqu’elle ne joue que pour l’avenir, la jurisprudence n’est plus déclarative du droit. Elle devient constitutive : ne faisant plus corps avec la loi qu’elle est censée interpréter, elle crée du droit à partir d’une date qu’elle détermine indépendamment de l’entrée en vigueur de la loi interprétée. Au-delà, en se donnant le pouvoir de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence, la Cour de cassation s’autoproclame législateur alors que l’article 5 du Code civil, qui prohibe les arrêts de règlement, semblait l’interdire (Th. Revet, « La légisprudence », in Mélanges en l’honneur de Philippe Malaurie, Defrénois, 2005, p.377).

Références :

■ Civ. 1re, 9 oct. 2001, n° 00-14.564 : D. 2001. 3470, et les obs., rapp. P. Sargos, note D. Thouvenin ; RTD civ. 2002. 176, obs. R. Libchaber ; ibid. 507, obs. J. Mestre et B. Fages

■ Civ. 3e, 15 déc. 1993, n° 91-10.199 D. 1994. 507, note F. Bénac-Schmidt ; ibid. 230, obs. O. Tournafond ; ibid. 1995. 87, obs. L. Aynès ; AJDI 1994. 384 ; ibid. 351, étude M. Azencot ; ibid. 1996. 568, étude D. Stapylton-Smith ; RTD civ. 1994. 584, obs. J. Mestre

■ Civ. 3e, 23 juin 2021, n° 20-17.554 D. 2021. 1574, note L. Molina ; ibid. 2251, chron. A.-L. Collomp, B. Djikpa, L. Jariel, A.-C. Schmitt et J.-F. Zedda ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJDI 2022. 226, obs. F. Cohet ; Rev. sociétés 2022. 141, étude G. Pillet ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. O. Salati ; RTD civ. 2021. 630, obs. H. Barbier ; ibid. 934, obs. P. Théry

■ Civ. 3e, 21 nov. 2024, n° 21-12.661 A vos copies !, DAE, 3 déc. 2024 ; D. 2024. 2061

■ Civ. 1re, 6 avr. 2016, n° 15-10.552 D. 2016. 841 ; ibid. 2017. 181, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2016. 262 et les obs. ; RTD civ. 2017. 77, obs. P. Deumier ; ibid. 207, obs. P. Théry

■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 D. 2004. 2956, note C. Bigot ; ibid. 2005. 247, chron. P. Morvan ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry

■ Ass. Plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493 : D. 2007. 835, et les obs., note P. Morvan ; RTD civ. 2007. 72, obs. P. Deumier ; ibid. 168, obs. P. Théry

■ CEDH, 9 nov. 2023, n° 72173/17, Legros et Autres c/ France : AJDA 2023. 2077 ; D. 2024. 319, point de vue E. Landros-Fournalès ; RDI 2024. 18, obs. R. Hostiou ; AJCT 2024. 180, obs. C. Otero ; ibid. 2023. 589, tribune C. Otero ; RTD com. 2023. 828, obs. F. Lombard

 

Auteur :Merryl Hervieu


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