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[ 11 octobre 2024 ] Imprimer

Introduction au droit

Point sur le droit et la morale : illustration à travers la notion d’obligation naturelle

La frontière séparant ordre moral et ordre juridique est plus floue qu’on l’imagine. C’est ainsi que, par principe distincte de l’obligation civile, l’obligation naturelle, traditionnellement fondée sur un devoir de conscience en conséquence insusceptible d’être invoquée en justice, accède parfois à la vie juridique, devenant ainsi une véritable obligation civile. 

■ De l’obligation naturelle à l’obligation civile : la possibilité d’une transformation

L’hypothèse d’une transformation - En principe, l’obligation civile se définit par la réunion de deux éléments : une dette et un pouvoir de contrainte. L’obligation naturelle vient perturber ce schéma classique. L’article 1302 du Code civil introduit en effet une ambiguïté. Tandis que son premier alinéa dispose que « tout paiement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû, est sujet à répétition », le second affirme que « la répétition n'est pas admise à l'égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées ». Cette disposition conçoit ainsi l’obligation naturelle comme une obligation « hémiplégique » : si la protection du créancier par le mécanisme de l’obligation civile repose sur deux éléments, soit la contrainte et le fait d’échapper à la restitution, l’obligation naturelle exclut la contrainte (elle ne peut être sanctionnée en justice), mais admet l’absence de répétition. Cette obligation diminuée peut-elle être néanmoins rattachée à l’obligation civile ? La thèse d’un lien entre obligation naturelle et obligation civile est depuis longtemps soutenue. Elle le fut en particulier par Aubry et Rau, qui voyaient dans l’obligation naturelle, dépouillée de son élément de contrainte par un vice de formation ou un événement postérieur, une obligation civile imparfaite, dégénérée ou avortée. Elle ne pourrait donc produire ses pleins effets juridiques, mais demeurer efficace en tant qu’obligation naturelle. L’évolution s’est poursuivie jusqu’à l’ouvrage de Georges Ripert, « La règle morale dans les obligations civiles » (1949, LGDJ, 4e éd.). Selon cet auteur, l’obligation naturelle sanctionne un devoir moral qui accède à la vie juridique. L’obligation naturelle naîtrait donc de la reconnaissance par le débiteur de son devoir de conscience. 

Les fondements d’une transformation - Pour justifier son changement de nature, soit le passage d’une obligation purement morale à une obligation civile, plusieurs mécanismes juridiques sont envisageables. Tout d’abord, cette transformation de l’obligation naturelle en obligation civile pourrait de s’appuyer sur la technique de la novation. Cependant, le mécanisme de la novation exige un lien de droit entre deux personnes. Elle implique une obligation civile au sens strict. Or, l’obligation naturelle, qui ne nécessite pas d’obligation civile préexistante, ne peut se transformer en obligation civile sur ce fondement. La technique novatoire doit donc être écartée. Il est toutefois encore possible d’avoir recours à la notion d’engagement unilatéral. Selon la théorie de l’engagement unilatéral de volonté, la volonté solitaire aurait, une fois certaines conditions remplies, le pouvoir de constituer débiteur. Il serait alors possible d’analyser l’engagement d’exécuter un devoir moral comme l’expression d’une volonté unilatérale de s’obliger, étant précisé que ce fondement a déjà été retenu en jurisprudence pour admettre que l’engagement unilatéral pris en connaissance de cause d'exécuter une obligation naturelle transforme celle-ci en obligation civile (Civ. 1re, 10 oct. 1995, n° 93-20.300). Consacrant l’hypothèse d’une obligation sans créancier, cette notion d’engagement unilatéral, qui reste contestée en l’absence de consécration textuelle, paraît surtout difficilement compatible avec celle d’obligation naturelle. En effet, en requérant un préalable à l’effet obligatoire de la volonté, l’obligation naturelle conduit à nier le pouvoir autonome de la volonté : les juges exigent, pour que le sujet puisse s’obliger unilatéralement, que l’obligation existe déjà, ce qui revient à nier le pouvoir créateur de la volonté unilatérale. 

C’est sans doute en raison de l’insuffisance des différents fondements précités que les codificateurs se sont attachés à l’essence morale de l’obligation naturelle soutenue par Ripert. Curieusement, c’est à l’article 1100 – consacré aux sources des obligations – que l’ordonnance a entendu codifier la jurisprudence relative à la transformation de l’obligation naturelle en obligation civile. Quoi qu’il en soit, selon l’alinéa 2 de cet article, « elles [les obligations] peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». 

À noter que la notion d’obligation naturelle n’est pas évoquée, l’ordonnance renvoyant seulement au devoir de conscience. Il n’est pas davantage question de « transformation », comme dans la jurisprudence antérieure : le texte n’évoque pas une obligation naturelle qui se transforme mais une obligation civile qui naît d’un devoir de conscience. 

■ De l’obligation naturelle à l’obligation civile : la réalité d’une transformation

Les manifestations de la transformation - Naviguant entre droit et morale, la notion d’obligation naturelle reste incertaine dans son fondement juridique. Si la notion reste floue, son régime se dessine avec davantage de clarté. En effet, l’ascension de ce « devoir de conscience » à la vie civile connaît deux traductions certaines : 

▪ D’une part, celui qui promet d’exécuter une obligation naturelle, en sachant qu’il n’y est pas juridiquement tenu, est lié par sa promesse. Cette promesse, faite en connaissance de cause, a pour effet de transformer l’obligation naturelle en obligation civile. Le créancier pourra alors en demander l’exécution devant les tribunaux.

▪ D’autre part, celui qui exécute une obligation naturelle non pas sous l’impulsion d’une intention libérale mais pour remplir un devoir de conscience ne peut, par la suite, remettre en cause l’exécution d’une telle obligation. Il ne peut alors obtenir le remboursement de ce qu’il a délibérément payé à autrui. En effet, l’action en restitution est refusée en cas d’exécution volontaire d’une obligation naturelle. La solution est logique : si le droit ne permet pas l’exécution forcée d’une telle obligation, le débiteur qui s’est volontairement exécuté a reconnu son devoir moral, et ne peut revenir sur cet engagement.

Illustration à travers l’obligation alimentaire – Il peut d’abord s’agir d’une obligation civile au sens strict. Ainsi, une obligation alimentaire entre ascendants et descendants est expressément prévue par la loi (C. civ., art. 205). Sur ce fondement, un enfant peut être contraint de verser des aliments à ses parents qui seraient dans le besoin.

Mais il peut également s’agir d’une obligation naturelle. Ainsi du devoir alimentaire entre frère et sœur, qui n’est pas consacré par le Code civil. Relevant de la conscience, ce devoir alimentaire est une obligation naturelle, dont l’exécution ne peut en principe être poursuivie devant les tribunaux. Cependant, si un frère promet d’aider sa sœur dans le besoin, en sachant qu’il n’y est pas juridiquement obligé, cette promesse l’engage et sa sœur pourra lui réclamer en justice l’aide promise. De même, si le frère donne à sa sœur dans le besoin une certaine somme d’argent, il ne pourra pas ensuite lui en demander le remboursement.

Référence : 

■ Civ. 1re, 10 oct. 1995, n° 93-20.300 : D.1997.155, note G.Pignarre

 

Auteur :Merryl Hervieu


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