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Introduction au droit
Point sur le pouvoir normatif de la jurisprudence. Épisode 1 : le rejet du classement de la jurisprudence au sein des sources du droit
L’importance de la jurisprudence en droit français doit beaucoup à la polysémie de la notion, laquelle reçoit essentiellement deux définitions (Assoc. H. Capitant, Vocabulaire juridique, par G. Cornu), qui s’écartent du sens suggéré par l’étymologie…
– dans un sens large, c’est l’ensemble des décisions de justice rendues par les juridictions ;
– dans un sens restreint, c’est l’habitude qu’ont les tribunaux de trancher un litige dans un sens donné et, par extension, la solution ainsi consacrée.
C’est surtout dans son sens restreint que le pouvoir normatif de la jurisprudence est débattu ; ainsi, l’étudiant en première année de Licence en droit ne peut échapper à la controverse sur la place de la jurisprudence parmi les sources du droit.
Il s’agit d’un débat classique, né d’une contradiction que plusieurs auteurs contemporains observent depuis longtemps : ceux qui affirment que la jurisprudence n’est pas une véritable source du droit mais une simple « autorité » sont les mêmes qui enseignent leur matière en s’appuyant pour une grande partie sur la jurisprudence (v. par ex., Ph. Jestaz, « La jurisprudence : réflexions sur un malentendu », D. 1987. 11). Ce constat révèle la difficulté de cette question irréductible qui n’a cessé de donner lieu à d’âpres discussions quant à la possibilité de reconnaître le pouvoir normatif de la jurisprudence et partant, son intégration parmi les sources officielles du droit français.
Sans entrer dans le détail des diverses opinions exprimées, des principes essentiels justifient de rejeter le classement de la jurisprudence au sein des sources du droit; toutefois, et nous le verrons dans un second épisode, ceux-ci n’ont pu empêcher, principalement au cours du XXe siècle, la reconnaissance de son pouvoir créateur.
Le rejet du classement de la jurisprudence au sein des sources du droit
De nombreux arguments sont invoqués pour refuser de reconnaître à la jurisprudence le statut de source du droit. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous exposerons les obstacles les plus significatifs qui s’élèvent contre la création du droit par le juge.
Rappelons à titre liminaire que l’appréhension de la jurisprudence par le droit français est fortement marquée par l’héritage révolutionnaire : la rupture avec l’Ancien régime se manifeste notamment par l’adhésion à un légicentrisme qui a pour corollaire la fiction de la plénitude de la loi écrite. Le culte de la loi n’a alors d’égal qu’une hostilité farouche envers la jurisprudence, due aux excès des Parlements de l’Ancien régime qui, sous couvert de statuer en équité, usaient de leur pouvoir pour écarter l’application de la loi. La méfiance à l’égard du juge est telle (« Dieu nous garde de l’équité des Parlements ») que les révolutionnaires vont jusqu’à lui refuser d’être l’interprète de la loi (grâce au « référé législatif » : v. P. Hébraud, « Le juge et la jurisprudence », in Mélanges P. Couzinet, p. 229, spéc. n° 10). Le juge se contentera d’être, selon la formule de Montesquieu, « la bouche de la loi ».
Bien que le pouvoir d’interpréter la loi ait rapidement été rendu au juge, de nos jours, ce dernier ne se voit encore aujourd’hui reconnaître officiellement aucun rôle dans la création de la règle de droit, réservée aux pouvoirs législatif et réglementaire par la Constitution du 4 octobre 1958, dont les articles 34 et 37 ne font aucune place au juge pour élaborer la règle de droit. Et le principe de la séparation des pouvoirs, proclamé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 16), interdit au juge d’empiéter sur un terrain qui n’est pas le sien.
Ces obstacles constitutionnels trouvent leur prolongement dans la loi avec un texte essentiel, l’article 5 du Code civil : celui-ci prohibe les arrêts de règlement, par lesquels les juges se prononceraient, à l’occasion d’un litige, en énonçant une règle de portée générale qui les lierait pour l’avenir. Le juge violerait l’article 5 du Code civil si, pour trancher un litige, il se référait à la solution adoptée dans un litige différent ou à sa jurisprudence habituelle. L’argument tiré de l’article 5 du Code civil a cependant été contesté : ce texte ne serait pas un obstacle à la création du droit par le juge puisque, s’il lui interdit d’ériger sa décision en règle de droit, « il n’interdit nullement, à partir de la décision concrète et particulière, l’induction qui en dégage un principe susceptible de généralisation, c’est-à-dire le mode proprement jurisprudentiel de production du droit » (P. Hébraud, art. préc., spéc. n° 10).
À l’appui de la négation du pouvoir normatif de la jurisprudence, on invoque également l’ancien article 1355 du Code civil qui pose le principe de la relativité de la chose jugée, traçant les limites de l’autorité de la décision de justice. Du fait de son caractère relatif, cette autorité ne vaut que pour le litige opposant les parties au procès ayant donné lieu à la décision à laquelle elle est attachée. Il en résulte que la juridiction ayant statué, ou une autre, peut tout à fait rendre une décision différente dans un litige pourtant identique, dès lors que les parties ne sont pas les mêmes. En effet, le droit français ne reconnaît pas de force obligatoire aux précédents, fussent-ils rendus par une juridiction supérieure.
Droit comparé : L’absence de force obligatoire des précédents constitue une différence significative du système français avec le système anglais de la Common Law. Dans ce dernier, la source essentielle du droit est la jurisprudence, ce qui explique l’application de la règle du binding precedent, fondée sur le principe du stare decisis, en vertu de laquelle les solutions adoptées par certaines juridictions s’imposent aux juridictions inférieures ou de même niveau hiérarchique, lesquelles doivent également suivre leurs propres décisions pour trancher à l’avenir les litiges semblables.
Il a néanmoins été avancé que la relativité de la chose jugée serait étrangère au débat, dans la mesure où elle concernerait uniquement « la situation concrète sur laquelle la décision s’est prononcée », c’est-à-dire son contenu juridictionnel exprimé dans le dispositif, et non « la règle abstraite qui y est impliquée et que l’on peut en dégager », c’est-à-dire son contenu jurisprudentiel exprimé dans les motifs (P. Hébraud, art. préc., spéc. n° 7). Il reste que l’absence de valeur normative du précédent autorise une juridiction, pour caricaturer, à statuer dans le sens contraire à celui suivi la veille dans un litige identique, sans que ce comportement puisse caractériser une violation de la règle de droit. Et la négation du pouvoir normatif de la jurisprudence se vérifierait encore par le fait que la violation de la jurisprudence n’est pas un cas d’ouverture à cassation.
Théoriquement, il est donc loisible aux tribunaux français de rendre une jurisprudence instable, fluctuante, voire extrêmement versatile. Et l’on tire argument de ce caractère irrémédiablement incertain et insaisissable de la jurisprudence. La règle jurisprudentielle serait affectée d’un handicap de précarité s’opposant au caractère de permanence que doit revêtir la règle de droit : quelque constante et bien assise que soit une jurisprudence, elle peut être renversée en un jour, n’être pas appliquée par une minorité, voire être contredite par le législateur (v. Ph. Malaurie, « La jurisprudence combattue par la loi », in Mélanges R. Savatier, p. 603). Cet argument est tout de même relativisé par le fait que la loi peut elle aussi apparaître incertaine, tandis qu’il est des jurisprudences bénéficiant d’une extraordinaire stabilité. De plus, la loi peut être désavouée par le législateur de la même façon que la jurisprudence (P. Hébraud, art.préc., spéc. n° 7).
Il existe donc de nombreux arguments permettant de soutenir que la jurisprudence n’est pas une source du droit ; c’est pourquoi il faut tenter de comprendre ce qui permet à un auteur de déclarer « que la jurisprudence soit devenue une source de droit à part entière est aujourd’hui un lieu commun » (A. Bénabent, « Un nouvel instrument jurisprudentiel : la gomme à effacer », in Mélanges Ph. Le Tourneau, p. 81).
Suite au prochain épisode …
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