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[ 22 septembre 2021 ] Imprimer

Introduction au droit

Point sur le pouvoir normatif de la jurisprudence. Épisode 2 : la reconnaissance du pouvoir créateur de la jurisprudence

Après avoir vu dans un premier épisode les principes essentiels justifiant le rejet du classement de la jurisprudence au sein des sources du droit; voici le second épisode, consacré à la reconnaissance de son pouvoir créateur.

Précisons, de façon liminaire, que le pouvoir créateur de la jurisprudence se manifeste particulièrement à travers et grâce à la jurisprudence de la Cour de cassation, du fait de la mission particulière d’unification du droit dévolue à cette Cour.

Particularités tenant à la place et à la mission de la Cour de cassation.

Juridiction suprême de l’ordre judiciaire, la Cour de cassation est investie d’un rôle particulier : contrôler l’interprétation et l’application des règles de droit par les juridictions inférieures, dans un but d’unification de la jurisprudence. La loi a instauré plusieurs mécanismes permettant à la Cour de cassation de jouer son rôle unificateur :

– lorsqu’elle est saisie d’un nouveau pourvoi dans une affaire qui a déjà donné lieu à une cassation, la Cour de cassation statue obligatoirement dans sa formation la plus solennelle, l’Assemblée plénière, laquelle peut également être saisie d’une affaire posant une question de principe, en cas de divergence entre les juges du fond, ou entre les juges du fond et la Cour de cassation (COJ, art. L. 431-6). La cassation prononcée par l’Assemblée plénière s’impose à la juridiction de renvoi ;

– le renvoi devant une chambre mixte permet de prévenir et de résoudre les divergences d’interprétation susceptibles d’apparaître entre les formations internes de la Cour de cassation (COJ, art. L. 431-5) ;

– la Cour de cassation peut enfin être saisie pour avis par toute juridiction inférieure désireuse de connaître l’interprétation de la juridiction suprême sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges (COJ, art. L. 441-1). Même si l’avis rendu dans ce cadre est dépourvu de toute valeur obligatoire (COJ, art. L. 441-3), la position retenue par la Cour de cassation aura nécessairement une influence de fait à l’égard des juridictions du fond.

D’un point de vue technique, la mission du juge consiste à trancher le litige « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (C. pr. civ., art. 12, al. 1er), par un jugement qui doit obligatoirement être motivé (C. pr. civ., art. 455, al. 1er). Or, la loi ne fournit pas toujours au juge les moyens de s’acquitter de cette obligation de motivation, parce qu’« il est impossible au législateur de pourvoir à tout » (Portalis, Discours préliminaire). Pour autant, la loi prévoit que le juge ne saurait tirer prétexte des insuffisances de la loi pour refuser de remplir son office : c’est ce qui ressort de l’article 4 du Code civil qui, en édictant la prohibition du déni de justice, « reconnaît implicitement [au juge] un pouvoir propre, lui permettant de créer lui-même le droit, lorsque c’est nécessaire, pour trancher le litige qui lui est soumis » (P. Hébraud, art. préc., spéc. n° 10).

Ce pouvoir créateur qui lui est ainsi reconnu par la loi, le juge va l’exercer dans le cadre de sa motivation, et plus précisément dans les motifs de droit contenant des inductions abstraites susceptibles de généralisation.

En somme, c’est parce qu’il assume la double obligation de juger et de motiver sa décision que le juge est tenu, parfois, de créer du droit.

Mais la formulation d’une règle générale et abstraite au sein d’une décision de justice ne suffit pas à expliquer le caractère obligatoire de la règle prétorienne dégagée. Celui-ci découle : 

– d’une part, d’une « loi de continuité » (Fr. Terré, Introduction générale au droit, n° 362) qui fait que, selon toute probabilité, une juridiction jugera comme elle a déjà jugé dans le passé ;

– et, d’autre part, d’une « loi d’imitation » (ibid.) selon laquelle, dans la plupart des cas, les juridictions inférieures se soumettent spontanément à l’autorité morale des arrêts de principe rendus par la Cour de cassation.

Parmi les opinions doctrinales qui ont tenté de dégager le fondement de la force obligatoire de la jurisprudence, la plus convaincante est sans doute celle développée par Pierre Hébraud. Selon cet auteur, cette force obligatoire découle de la mission du juge : chargé de trancher les litiges qui lui sont soumis, il contrôle l’application effective du droit et « exerce cette fonction avec une entière autonomie (…) qui donne (…) à la jurisprudence, le fondement et la force de son autorité », et lui permet de « modeler le sens de la loi et, à la limite, [de] lui apporter de véritables modifications ou compléments » (art. préc.).

Invité par l’article 4 du Code civil à suppléer aux imperfections de la loi, le juge français s’est vu reconnaître un pouvoir créateur de droit, qu’il a largement exploité. Cela étant, si l’article 4 l’autorise à créer du droit en donnant, malgré l’absence ou les lacunes de la loi, une solution particulière au litige, ce texte ne l’habilite pas, pour autant, à créer une règle de droit à proprement parler, c’est-à-dire générale et abstraite. Il arrive néanmoins que le juge crée ce type de règles, en particulier la Cour de cassation : en effet, étant uniquement juge du droit, la Haute juridiction a davantage vocation à rendre ce que l’on appelle des « arrêts de principe », contenant la formulation abstraite d’une interprétation prétorienne de la règle de droit. C’est seulement dans ce cas que la jurisprudence peut, et même doit, être considérée comme une source du droit qui crée, à ce titre, de véritables règles de droit.

Le pouvoir créateur de la jurisprudence se comprend tout d’abord par la nécessité de combler les lacunes de la loi ou d’en préciser le contenu. 

Illustrations :

– certaines branches du droit français ont été créées de toutes pièces par la jurisprudence du fait de l’indigence des textes : c’est le cas du droit administratif notamment, et en droit privé, de la matière de la responsabilité civile extracontractuelle ;

– la jurisprudence a développé certains domaines du droit civil qui, en 1804, n’avaient pas paru appeler une réglementation spécifique (les avant-contrats par ex.) ;

– la jurisprudence a défini un certain nombre de notions utilisées par la loi, qu’il s’agisse de notions cadres (les bonnes mœurs, l’intérêt de l’enfant, etc.) ou de notions plus techniques (le consommateur, le gardien en matière de responsabilité du fait des choses).

Le pouvoir créateur de la jurisprudence s’exprime également devant la nécessité d’adapter le droit à un contexte socio-économique qui n’existait pas lors de l’intervention du législateur.

Ainsi, par exemple, consciente de la multiplication des accidents causés par des machines du fait de l’industrialisation, et de la difficulté pour les victimes d’obtenir réparation à défaut de parvenir à faire la preuve d’une faute du propriétaire de la machine, la Cour de cassation a posé, à la fin du XIXe siècle, un principe général de responsabilité du fait des choses.

Dans cette démarche d’adaptation de la règle de droit, le juge va parfois au-delà de l’esprit d’un texte, voire contre la lettre de celui-ci.

Exemple : La neutralisation par la jurisprudence de la condition de cohabitation posée par l’ancien article 1384, alinéa 4, du Code civil (V. désormais C. civ., art. 1242) en matière de responsabilité des parents exerçant l’autorité parentale du fait de leurs enfants mineurs. 

Encore faut-il préciser que, dans cette démarche créatrice, il est rare que le juge avoue le caractère prétorien de la règle dégagée. C’est le cas lorsqu’il se réfère à un principe général découvert par la jurisprudence (par ex. le principe qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui, qui n'était pas exprimé dans la loi mais qui a été induit par les juges de différents textes du Code civil). Mais la plupart du temps, afin d’écarter le grief tiré de la violation de l’article 5 du Code civil, le juge qui crée une règle de droit le fait sous couvert d’interprétation de la loi, peu important le caractère totalement artificiel de la référence à un texte.

Exemple : C’est en s’appuyant sur l’ancien article 1384, alinéa 1er, du Code civil (désormais C. civ., art. 1242) que la Cour de cassation a consacré un principe général de responsabilité du fait des choses, puis de nouveaux cas de responsabilité du fait d’autrui, alors qu’il n’a jamais été contesté que ce texte ne possède aucune portée normative autonome, et qu’il constitue seulement une transition élégante entre les textes consacrés à la responsabilité du fait personnel (C. civ art. 1240 et 1241 ;  anciens art. 1382 et 1383) et les textes énonçant les cas de responsabilité du fait d’autrui (C. civ., art. 1242 ; ancien art. 1384) et de responsabilité du fait des choses (C. civ., art. 1243 et 1244 ; anciens art. 1385 et 1386).

De cette façon, le juge sauve les apparences en feignant de ne pas se substituer au législateur. De plus, si la méconnaissance d’une jurisprudence ne peut être directement sanctionnée, cela devient possible grâce à son incorporation à la loi qu’elle interprète. La consécration de la règle jurisprudentielle intégrée dans une loi exprime l’esprit de collaboration féconde qui règne parfois entre le juge et le législateur. Ainsi, par exemple, une loi de 1994 a consacré la prohibition des conventions de maternité pour autrui (v. art. 16-7 C. civ. : « Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle. ») qui avait été affirmée par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 31 mai 1991 dans le silence de la loi.

À noter : Depuis que le juge ordinaire accepte de contrôler la conformité de la loi aux traités internationaux et le juge constitutionnel celle de sa conformité au bloc de constitutionnalité, les juges ont souvent la possibilité de faire échec à l’offensive du législateur. S’il se soumet, la plupart du temps, à la supériorité de la représentation nationale, il arrive fréquemment que le juge lui résiste. 

Est-ce à dire que même officieuse, cette source du droit qu’est la jurisprudence serait devenue supérieure à la loi, entraînant ainsi un renversement de la hiérarchie traditionnelle de ces deux foyers normatifs ? La réponse est probablement positive.

 

Auteur :Merryl Hervieu

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