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[ 28 juin 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Point sur le préjudice fiscal

Le paiement de l’impôt mis à la charge du contribuable peut-il constituer un préjudice réparable ? La jurisprudence apporte à cette question une réponse de principe qu’elle tempère par plusieurs limites. Condition de la réparation du préjudice, la lésion injuste d’un intérêt légitime fonde le principe selon lequel le paiement de l’impôt n’est pas un préjudice indemnisable. Cependant, ce principe cède chaque fois que le contribuable a payé un impôt ou une majoration par la faute d’un professionnel auquel il avait légitimement confié ses intérêts fiscaux.

Principe : le préjudice fiscal n’est pas réparable – En théorie, le paiement d’un impôt légalement dû ne peut constituer un préjudice indemnisable. Ce refus s’explique par la fonction traditionnellement assignée à la responsabilité civile, ayant vocation à réparer le dommage causé à autrui dont un intérêt légitime a été injustement lésé. Ainsi, il est depuis longtemps acquis que pour entraîner réparation, l’intérêt lésé ne doit pas être illégitime (Civ. 27 juill. 1937, DP 1938.1.5, érigeant la condition de « la lésion d’un intérêt légitime juridiquement protégé ») ou, pour le dire positivement, que seul le dommage licite est réparable. Cette condition suppose que le préjudice dont il est demandé réparation corresponde à la lésion d’un intérêt protégé par le droit, ce qui permet d’exclure la réparation de dommages dont l’indemnisation n’est pas socialement souhaitable. Elle est parfois vue comme l’application particulière à la responsabilité civile de la règle générale posée à l’article 31 du Code de procédure civile selon lequel l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet de leurs prétentions. Cependant, la licéité du préjudice invoqué est une condition du bien-fondé de l’action en réparation, et non seulement de sa recevabilité comme l’est la condition procédurale de la légitimité de l’intérêt à agir. En tout état de cause, la lésion injustifiée d’un intérêt légitime est une condition de la demande de réparation du dommage. Ce qui explique logiquement le refus d’indemniser le préjudice fiscal : par hypothèse, il n’y a rien d’injuste à devoir payer un impôt auquel on est légalement tenu. A fortiori, la perte d’un avantage fiscal, recherché dans le cadre d’opérations appelées de « défiscalisation », ne peut constituer un préjudice indemnisable. La condition liée à la lésion d’un intérêt légitime s’évince de l’impossibilité d’admettre que les règles de la responsabilité civile assurent la défense d’intérêts que le droit condamne, tels que les intérêts financiers liés à la volonté frauduleuse d’échapper totalement ou partiellement à l’impôt. Partant, il ne peut être admis que le refus d’une exonération fiscale, dont l’obtention aurait été contraire au droit, puisse constituer un préjudice réparable. Rétablir, comme c’est le propre de la responsabilité civile, l’équilibre détruit par le dommage et replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit, ne peut conduire à reconstituer un avantage fiscal radicalement illicite. 

En définitive, dès lors que le paiement de l’impôt ou de majorations est commandé par l’application normale des règles de droit, son acquittement ne peut constituer un préjudice réparable : de même que le paiement de sa dette n’est pas un préjudice réparable pour le débiteur, l’assujettissement d’une ressource à l’impôt n’est pas constitutif d’un préjudice réparable pour le contribuable. 

En tant qu’il résulte de la mise en œuvre d’une obligation légale, le paiement de l’impôt est par principe irréparable. En revanche, lorsqu’il résulte de la mauvaise exécution d’obligations, légales ou conventionnelles, par un tiers auquel le contribuable a légitimement confié ses intérêts, la jurisprudence apporte des limites nécessaires au refus d’indemniser tout préjudice fiscal.

Limites : le préjudice fiscal subi par la faute d’un tiers – S’il n’est pas illégitime de confier la gestion de ses intérêts fiscaux à des tiers ni d’agir en fonction des conseils dispensés par certains professionnels du droit, précisément contraints de mettre en œuvre un devoir d’information, de conseil et de mise en garde de leurs clients, il n’est plus possible de refuser catégoriquement l’indemnisation du préjudice fiscal. En effet, lorsque les manquements de tels professionnels à leurs obligations, légales ou contractuelles, conduisent le contribuable à des impositions ou majorations auxquels il aurait échappé si ces obligations avaient été correctement exécutées, il semble difficile d’affirmer qu’il n’en résulte aucun préjudice réparable pour qui doit s’en acquitter. Dans bon nombre d’hypothèses, le paiement de l’impôt apparaît ainsi non plus comme la simple exécution d’une obligation légale, mais comme la conséquence directe d’un fait dommageable imputable à un tiers, soit de la faute commise par le professionnel qui fonde l’action en responsabilité. Ainsi, le manquement du notaire ou de l’avocat à leur obligation d’information et de conseil, leur imposant de prévenir voire d’alerter leurs clients sur les conséquences fiscales des engagements qu’ils souscrivent ou qu’ils projettent, peut conduire à des impositions qui auraient pu être évitées, ou acquittées pour une somme moindre. À l’appui de la notion de perte de chance, la jurisprudence accepte alors d’indemniser le paiement de l’impôt acquitté (Civ. 1re, 15 janv. 2015, n° 14-10.256), les intérêts de retard (Civ. 1re, 20 déc. 2017, n° 16-13.073) ainsi que la perte du bénéfice de l’avantage fiscal recherché (Civ. 1re, 9 mars 2022, n° 20-14.375). Encore récemment, la Cour de cassation est ainsi venue confirmer sa volonté d’assouplir le refus d’indemnisation du préjudice fiscal en jugeant réparable le dommage subi par des investisseurs par la faute des sociétés à l’origine de son opération de défiscalisation, alors même que ces investisseurs avaient finalement payé le montant qu’ils auraient normalement dû acquitter en l’absence de la réduction attendue au titre de l’opération. Elle a ainsi souligné qu’en dépit du motif d’optimisation fiscale des demandeurs à l’indemnisation, la cour d’appel les ayant déboutés de leur demande, en l’absence de préjudice fiscal réparable, aurait dû rechercher si sans les fautes commises par les sociétés, les investisseurs n’auraient pu éviter de payer l’impôt litigieux (pourtant légalement dû) ou pour un montant moindre (Civ. 2e, 30 mai 2024, n° 22-16.275, 22-18.666, 22-18.888).

Références :

■ Civ. 27 juill. 1937, DP 1938.1.5

■ Civ. 1re, 15 janv. 2015, n° 14-10.256 : AJDI 2015. 373 ; AJ fam. 2015. 76, obs. P. Jolivet

■ Civ. 1re, 20 déc. 2017, n° 16-13.073 : D. 2018. 8

■ Civ. 1re, 9 mars 2022, n° 20-14.375  

■ Civ. 2e, 30 mai 2024, n° 22-16.275, 22-18.666, 22-18.888 : D. 2024. 1017

 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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