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Droit des biens
Possession versus propriété : la prescription acquisitive trentenaire l’emporte sur le titre publié
La publication d'un acte notarié autorisant l'incorporation de parcelles possédées dans le domaine privé d'une commune n'est ni interruptive de prescription, ni de nature à vicier une possession utile en cours.
Civ. 3e, 24 oct. 2024, n° 23-16.882
Alors que la propriété établit un rapport de droit entre une personne et une chose, la possession consiste en un rapport de fait entre la personne et la chose. Posséder une chose, c’est se comporter, en fait, comme si on était titulaire d’un droit sur cette chose. Ainsi, en matière immobilière, le possesseur se comporte comme s’il était le véritable propriétaire du bien. Or, à certaines conditions, la possession d’un immeuble permet de faire acquérir la propriété de ce bien par le mécanisme de la prescription acquisitive, appelée aussi « usucapion » (C. civ. art. 712 et 2258). Précisant la relation entre propriété et possession, la Cour de cassation confirme ici la possibilité de prescrire contre un titre de propriété, même publié, dès lors que les conditions de délai et d’utilité de la possession sont établies.
En l’espèce, une commune avait fait publier une délibération du 8 décembre 2015 autorisant l’incorporation de deux parcelles sans maître dans son domaine privé. Par la suite, cette décision avait été régularisée par acte notarié du 14 avril 2016, publié au service de la publicité foncière, le 17 mai 2016. Les parcelles en cause avaient ensuite fait l’objet d’une revendication de la part d’une société privée, qui affirmait les occuper depuis 1970 et en avait revendiqué, le 11 août 2017, la propriété par effet de l’usucapion, soit de la prescription acquisitive trentenaire, définie comme « un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi » (C. civ., art. 2258). Quoique dépourvue de titre de propriété, cette société se prévalait donc du jeu de la prescription acquisitive trentenaire. Cependant, pour prescrire, la possession doit satisfaire plusieurs conditions. D’abord une condition de délai : simple pouvoir de fait sur une chose, la possession permet d’en devenir propriétaire de manière originaire après l’écoulement d’un délai trentenaire. Il est en outre nécessaire de réunir les deux éléments constitutifs de la possession : le corpus et l’animus. Le corpus, élément objectif, suppose la réalisation d’actes matériels correspondant au droit possédé (usage de la chose par ex.). L’animus, élément subjectif, désigne quant à lui l’intention de se comporter comme le véritable propriétaire de la chose. La prescription acquisitive requiert enfin que la possession soit « utile » Pour être utile, elle doit revêtir certains caractères : il faut pouvoir justifier d’une possession continue et non interrompue (par une cause interruptive de prescription par ex.), paisible (l’entrée en possession ne doit pas être violente), publique (la possession ne doit pas être clandestine, dissimulée aux tiers), non équivoque (la possession est équivoque si l’on ne sait pas à quel titre agit le possesseur ; ex : l’époux qui détient une chose appartenant à son conjoint n’entend pas nécessairement se comporter comme possesseur et sa possession est donc équivoque), et à titre de propriétaire (ce qui renvoie à l’animus domini, qui est l’intention de se comporter comme le véritable titulaire du droit ; ex : le locataire qui exerce le corpus pour le compte d’autrui sans cet animus domini est un détenteur précaire et non un possesseur).
Au regard de l’ensemble de ces éléments, en cause d’appel, l’action en revendication de la société fut rejetée en l’absence, d’une part, d’animus domini et, d’autre part, en l’absence d’écoulement du délai de trente ans, interrompu par la publication de l’acte au service de la publicité foncière. Concernant le défaut d’intentionnalité, les juges du fond ont d’abord relevé que la société avait, avant même que tout acte de possession matérielle ne fût exercé, adressé aux véritables propriétaires une offre d’achat des parcelles litigieuses, trahissant sa conscience de ne pas en être la véritable propriétaire. Concernant l’infériorité du délai écoulé au délai trentenaire requis, ils ont ensuite retenu que la prescription avait été interrompue par la publicité de l’acte notarié, celle-ci rendant le transfert de propriété des parcelles à la commune opposable à la société restée en leur possession.
Devant la Cour de cassation, la demanderesse alléguait que l'élément intentionnel de la possession tient dans l'intention de se comporter comme le véritable titulaire du droit, peu important que le possesseur ait conscience de ne pas être propriétaire. Elle soutenait également qu’il est toujours possible de prescrire contre un titre. Thèse à laquelle se rallie, sans surprise, la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Cassant l’arrêt de la cour d’appel pour violation de la loi au visa des articles 2261 et 2272 du Code civil, elle rappelle dans un premier temps les critères de l’utilité de la possession (continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire) pour juger indifférente la conscience du possesseur de ne pas être propriétaire, laquelle est sans incidence sur l'appréciation de son intention de se conduire comme tel. En effet, l’intention de se comporter comme un propriétaire est un élément subjectif constitutif de la possession, quand la conscience de ne pas l’être a trait à une connaissance objective. Ajoutant, dans un second temps, la condition de délai (trentenaire) pour prescrire, elle juge que le titre publié par la commune n’a ni interrompu le délai de prescription, ni vicié la possession en cours, et confirme qu’il est toujours possible de prescrire contre un titre de propriété (Civ. 3e, 27 juin 2024, n° 22-15.395 ; Civ. 3e, 17 déc. 2020, n° 18-24.434). Rappelons que la preuve de la propriété est libre et peut être rapportée par tout moyen, que la chose appropriée soit de nature mobilière (Civ. 1re, 11 janv. 2000, n° 97-15.406) ou immobilière (Civ. 3e, 20 juill. 1988, n° 87-10.998), les juges du fond restant souverains pour apprécier la preuve la plus probable du droit de propriété. C’est pourquoi il est toujours possible de prescrire contre un titre de propriété. Un tel titre est très généralement présenté par une partie au procès en cas de conflit de propriété. En matière immobilière, l’acte translatif de propriété n’est opposable aux tiers qu’à compter de sa publication à la publicité foncière. En cas de ventes successives de la même chose par son propriétaire initial, l’acquéreur qui publie le premier son titre est donc préféré (décr. du 4 janv. 1955, art. 30-1), même s’il s’agit chronologiquement du second acheteur. Au cas d’espèce, seule la commune était munie d’un titre de propriété régulièrement publié. Appliquant les règles de la publicité foncière, la cour d’appel avait cru pouvoir en déduire que la publication de cet acte avait interrompu la prescription en sorte qu’à la date de l’action en revendication exercée par la société, le délai de trente ans n’était pas écoulé et que dans le conflit de propriété l’opposant à la commune, la qualité de propriétaire devait être reconnue à cette dernière. La publicité du transfert de propriété par incorporation des biens sans maître n’étant pas, corrige la Cour de cassation, une cause interruptive de la prescription trentenaire, le délai pour faire acquérir la propriété était bien en l’espèce écoulé, permettant à la société, en qualité de possesseur, d’être reconnue comme la véritable propriétaire des parcelles au détriment de la commune, pourtant seule à pouvoir justifier d’un titre de propriété régulièrement publié. En effet, il résulte de l’article 2241 du Code civil que seuls les actes limitativement énumérés sont susceptibles de constituer des causes juridiques d’interruption de la prescription, dont ne relève pas la publication d’un acte notarié d’incorporation de biens possédés dans le domaine privé d’une commune. D’où la censure des juges du fond ayant à tort retenu que celle-ci avait pu valablement interrompre la prescription acquisitive trentenaire.
Contrairement à ce que l’on pourrait a priori penser, un titre de propriété ne constitue donc pas une preuve irréfutable de la propriété. La possession se présente comme un mode de preuve plus fiable car il s’agit d’une présomption légale irréfragable de propriété dès lors que les conditions de la prescription acquisitive sont réunies, et ce, même face à un titre, comme en témoigne la décision rapportée. Celle-ci révèle également que la réunion des conditions de l’usucapion est plus facile à caractériser qu’il n’y paraît. En effet, la continuité et l’intention de se comporter comme un propriétaire se définissent moins comme des caractères d’une possession utile que comme des conditions de l’existence même de la possession. Dans le même sens, exiger que la possession ait lieu « à titre de propriétaire » n’est qu’un rappel de la nécessité d’un animus domini. Raison pour laquelle l’avant-projet de réforme du droit des biens propose de retenir, dans une formule plus claire, seulement trois qualités pour que la possession soit utile : ses caractères paisible, public et non équivoque (C. civ., art. 543).
Références :
■ Civ. 3e, 27 juin 2024, n° 22-15.395 : AJDI 2024. 636
■ Civ. 3e, 17 déc. 2020, n° 18-24.434 : D. 2021. 679, note G. Sebban ; ibid. 1509, obs. Y. Strickler et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2021. 619, obs. N. Le Rudulier ; RDI 2021. 149, obs. J.-L. Bergel
■ Civ. 1re, 11 janv. 2000, n° 97-15.406 : D. 2001. 890, note A. Donnier ; RDI 2000. 145, obs. M. Bruschi ; RTD civ. 2002. 121, obs. T. Revet
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