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[ 14 novembre 2025 ] Imprimer

Procédure civile

Précisions sur la valeur probante de l’expertise non-judiciaire

Si le juge ne peut fonder exclusivement sa décision sur un rapport d'expertise non judiciaire, même contradictoire, établi à la demande d'une partie, il en va différemment si les constatations et conclusions expertales portent sur un fait établi et non discuté par les parties.

Civ. 1re, 15 oct.2025, n° 24-15.281 B

La longueur et le coût des expertises judiciaires expliquent le recours croissant aux expertises extrajudiciaires, dont relève l’expertise unilatérale, au cœur de la décision sous commentaire. Sollicitée par une seule partie au litige, sans intervention du juge, elle concurrence l’expertise amiable, mesure d’instruction extrajudiciaire effectuée à la demande conjointe des parties. Extra-judiciaires, l’expertise unilatérale et l’expertise amiable ont aussi pour finalité commune de recueillir l’avis d’un expert sur des questions techniques propres à établir les causes et les circonstances du dommage.

Unilatérale, l’expertise non judiciaire prend les traits d’une expertise privée, réalisée à la demande d’une seule partie pour obtenir une preuve contre l’autre, en amont ou au cours du procès. Affranchie des exigences d’impartialité et d’indépendance, ainsi que du principe fondamental du contradictoire, l’expertise unilatérale ne présente pas les garanties procédurales offertes par l’expertise judiciaire, ni mêmes de celles présidant à l’expertise amiable, soumise au débat contradictoire. La question de son admissibilité et de sa force probante devant le juge se pose alors naturellement. Prolongeant la jurisprudence récente rendue sur cette question, la décision du 15 octobre dernier apporte une réponse favorable à l’administration de ce mode de preuve : non seulement l’expertise unilatérale ne doit pas ipso facto être écartée des débats, mais la valeur probante qui lui est accordée s’accroît par l’assouplissement des conditions autorisant le juge à statuer sur son fondement.

Au cas d’espèce, après avoir acquis auprès d’une société une voiture d'occasion, la propriétaire du véhicule le vend à un particulier. Le certificat de cession mentionne un kilométrage de 141 000 km. Or à l'issue d'un contrôle technique du véhicule, réalisé deux ans après la vente, ce kilométrage est remis en cause. L'assureur de l’acheteur fait alors diligenter une expertise au contradictoire de la venderesse. Cette expertise conclut que le kilométrage du véhicule a été modifié par la venderesse avant la vente. L’acheteur saisit en résolution du contrat et en restitution du prix un tribunal de proximité, qui fait droit à ses demandes. La venderesse forme un pourvoi en cassation. Elle soutient qu’un juge ne peut fonder sa décision sur un rapport d'expertise, même contradictoire, établi à la demande d'une seule partie, qu’à la condition que les conclusions de ce rapport soient corroborées par un autre élément de preuve. Elle reproche en conséquence à la cour d’appel d’avoir statué sur la base du seul rapport d'expertise produit unilatéralement par l’acheteur, concluant à une non-conformité du kilométrage du véhicule au moment de la vente, sans constater que les conclusions de ce rapport pouvaient être par ailleurs confirmées. La Cour de cassation devait ainsi se prononcer, en l’absence d’autres éléments de preuve, sur la valeur probatoire d’un rapport d’expertise établi unilatéralement mais contradictoirement : le juge pouvait-il, en l’espèce, fonder exclusivement sa décision sur ce moyen de preuve ?

La réponse aurait dû être négative. De l’article 16 du Code de procédure civile a en effet été dégagé le principe selon lequel le juge ne peut statuer en s’appuyant exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, peu important qu’elle l’ait été en présence de celles-ci (Civ. 1re, 6 juill. 2022, n° 21-12.545 ; Civ. 3e, 14 mai 2020, n° 19-16.278 ; Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710). L’interdiction se justifie : une expertise unilatérale, même effectuée contradictoirement, ne présente pas les garanties d’impartialité et d’objectivité suffisantes pour constituer un moyen de preuve recevable. Par principe, une expertise unilatérale ne peut donc pas constituer la seule preuve sur laquelle se fonde le jugement.

Cependant, il est admis que le juge puisse se fonder sur un rapport d’expertise rédigé unilatéralement par l’expert mandaté par l’une des parties dès lors, d’une part, que ce rapport a été soumis au contradictoire (Civ. 1re, 23 juin 2021, n° 19-23.614) et, d’autre part, qu’il est corroboré par d’autres éléments convergents, produits ou non par les parties (Civ. 3e, 30 janv. 2025, n° 23-15.414 ; Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 21-24.996). En pareils cas, le rapport d’expertise extrajudiciaire constitue un mode de preuve recevable : l’existence d’éléments convergeant vers les conclusions issues d’une expertise unilatérale mais contradictoire autorise le juge à statuer sur son fondement.

Pour critiquer le jugement, le demandeur au pourvoi rappelait à juste titre les conditions posées à l’admission de l’expertise unilatérale, qui suppose de la corroborer par d’autres éléments de preuve, en l’espèce inexistants. C’est là qu’intervient l’apport de l’arrêt, qui précise que le juge peut statuer exclusivement sur une expertise unilatérale, même non corroborée par d’autres éléments de preuve, lorsque ses conclusions portent sur un fait établi, non discuté par les parties. Ainsi la Cour, après avoir rappelé que « le juge ne peut fonder exclusivement sa décision sur un rapport d'expertise non judiciaire, même contradictoire, établi à la demande d'une partie », admet-elle pour la première fois qu’ « il en va différemment si les constatations et conclusions expertales portent sur un fait établi et non discuté par les parties » (pt n° 6). Il en résulte en l’espèce que le tribunal ayant retenu que la modification du kilométrage opérée avant la vente et constatée par l'expertise n'était pas contestée par les parties, qui s'entendaient pour considérer que la revenderesse avait été trompée lors de l'achat du véhicule auprès du vendeur originaire, le jugement attaqué a pu prononcer la résolution de la vente en se fondant exclusivement sur le différentiel entre le kilométrage réel et le kilométrage figurant sur le certificat de cession et la non-conformité du véhicule.

La solution se comprend eu égard à la finalité même de l’expertise, qui a pour but, par l’élaboration d’un avis technique, de rapporter la preuve d’une situation de fait. Dès lors que le fait expertisé est établi et n’est contesté par aucune des parties, les conditions posées à son administration — contradiction, libre discussion des parties, preuves supplémentaires — se trouvent privées d’objet : en pareilles circonstances, plus rien ne s’oppose à ce que le juge statue exclusivement sur un rapport d’expertise unilatérale. Celle-ci doit, malgré son unilatéralité, sa partialité et l’absence d’indices qui la confortent, pouvoir être retenue par le juge.

Si la solution n’est pas nouvelle dans le principe qu’elle rappelle, elle innove donc dans l’exception qu’elle concède : le rapport d’expertise rédigé unilatéralement mais établi contradictoirement n’est pas dénué de valeur probante devant le juge non seulement lorsqu’il est corroboré par d’autres éléments convergents, mais également lorsqu’il porte sur un fait acquis pour les deux parties.

Références :

■ Civ. 1re, 6 juill. 2022, n° 21-12.545

■ Civ. 3e, 14 mai 2020, n° 19-16.278 P

■ Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710 P : D. 2012. 2317, et les obs. ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2012. 769, obs. R. Perrot.

■ Civ. 1re, 23 juin 2021, n° 19-23.614 B : D. 2021. 1238 ; AJ fam. 2021. 499, obs. S. Ferré-André ; ibid. 501, obs. J. Casey ; ibid. 381, édito. V. Avena-Robardet ; RTD civ. 2021. 693, obs. M. Nicod.

■ Civ. 3e, 30 janv. 2025, n° 23-15.414 

■ Civ.1re, 14 juin 2023, n° 21-24.996

 

Auteur :Merryl Hervieu


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