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Droit des obligations
Précisions sur les règles de preuve de l’inexécution d’un pacte de préférence
Il incombe au bénéficiaire d’un pacte de préférence invoquant la violation de son droit de priorité de rapporter la double preuve de la connaissance, par le tiers acquéreur, de l’existence du pacte, et de son intention de s’en prévaloir, laquelle ne peut être seulement déduite de sa qualité d’acheteur professionnel.
Civ. 3e, 4 mars 2021, n° 19-22.971
Par acte authentique du 11 août 2006, une société commerciale et une SCI avaient cédé à deux sociétés de financement d’opérations immobilières des parcelles de terrains constituant l’assiette d’un hypermarché devant être exploité sous l’enseigne Super U, à l’occasion de la signature d’un crédit-bail immobilier consenti au profit de la SCI pour une durée de quinze ans.
Rappelons dès à présent que le crédit-bail, ou leasing (C. mon. fin., art. L. 313-7 s., est l’opération de crédit par laquelle un établissement financier achète auprès d’un vendeur le bien voulu par son client afin de le lui louer pendant une certaine période à l’issue de laquelle le preneur dispose d’un droit d’option lui conférant une faculté d’achat. Dans cette figure contractuelle, vente, bail et mandat sont combinés pour réaliser une opération de financement résidant dans l’acquisition d’un bien au moyen d’un crédit. Ce contrat constitue une opération de crédit garantie par un droit de propriété qui suppose l’achat du bien : c’est la raison pour laquelle dans l’espèce rapportée, ceux désignés par la Cour comme les crédits-bailleurs revêtent, sous l’angle du problème juridique ici soulevé, la qualité d’acquéreurs.
Le 11 juin 2007, la société commerciale avait notifié à une société coopérative appartenant au réseau de distribution Système U, bénéficiaire d’un droit de préférence sur les biens cédés, sa décision de prendre l’enseigne Carrefour. La société bénéficiaire reprocha alors aux deux sociétés cédantes d’avoir, par les actes de cession des parcelles puis de mise en crédit-bail subséquente à la vente des mêmes parcelles, soustrait par une collusion frauduleuse avec les crédits-bailleurs des actifs immobiliers soumis à son droit de préférence stipulé à son profit dans ses statuts et dans son règlement intérieur, sans l’en avoir avertie. Elle assigna en conséquence l’ensemble des parties à la cession en nullité de la vente et en substitution dans les droits des acquéreurs.
Voyant ses demandes rejetées par les juges du fond, la société bénéficiaire du pacte de préférence (C. civ., art. 1123, al. 1er : « le contrat par lequel une partie s’engage à proposer prioritairement à son bénéficiaire de traiter avec lui pour le cas où elle déciderait de contracter ») se pourvoit en cassation, soutenant qu’il appartient en toutes circonstances à tout acquéreur professionnel, dès lors qu’il a connaissance de l’existence d’un droit de préférence, de s’informer des intentions de son bénéficiaire : à défaut de pouvoir en justifier, il doit être présumé avoir eu connaissance de l’intention du bénéficiaire de ce droit de l’exercer.
Or, la cour d’appel, après avoir relevé que les cessionnaires, sociétés spécialisées dans les opérations immobilières, savaient que le réseau de la société Système U était protégé par l’existence d’un droit de préférence, a pourtant retenu, pour rejeter ses demandes formées en sa qualité de bénéficiaire de ce droit, qu’il lui appartenait d’apporter la preuve de leur connaissance de son intention de s’en prévaloir, violant ainsi l’article 1134 du Code civil, et l’article 1382 dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016. En retenant également que cette preuve de la connaissance, par ces acheteuses, de son intention d’exercer son droit de préférence, ne pouvait être inférée de leur obligation de s’informer, en leur qualité de professionnels du financement immobilier, pour en déduire que faute pour elle d’avoir pu établir qu’elles savaient sa volonté de préempter, ses demandes devaient être rejetées, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve et violé l’article 1315, devenu l’article 1353, du Code civil.
Rejetant le pourvoi, la Cour approuve la décision attaquée qui avait, d’une part, énoncé à bon droit qu’il incombe au bénéficiaire d’un droit de préférence et de préemption qui sollicite l’annulation de la vente et sa substitution dans les droits du tiers acquéreur de rapporter la double preuve de la connaissance, par celui-ci, à la fois de l’existence du pacte de préférence, et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir. La cour d’appel a donc exactement retenu qu’il ne pouvait être reproché aux crédits-bailleurs, professionnels du financement immobilier, de s’être abstenus en amont de l’achat des parcelles de procéder à des vérifications autres que celles opérées au fichier immobilier.
D’autre part, ayant relevé que le projet des cédants et de leurs sociétés d’établir un hypermarché au moyen d’un crédit-bail immobilier sur les parcelles concernées était connu de la bénéficiaire du pacte qui avait reconnu y avoir, dans un premier temps, prêté son concours, mais que celle-ci avait seulement mis en garde le groupe Carrefour des conséquences d’une violation de son droit de préemption, sans en avertir de la même façon les crédits-bailleurs, la cour d’appel en a souverainement déduit, sans inverser la charge de la preuve, qu’il n’était pas prouvé que les crédits-bailleurs ayant acquis les parcelles litigieuses au mépris de son droit de priorité avaient été informés de sa volonté d’exercer son droit de préemption sur les terrains vendus : le moyen n’était donc pas fondé.
En droit, si le bénéficiaire d'un pacte de préférence est en droit d'exiger l'annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d'obtenir sa substitution à l'acquéreur, c'est à la condition que ce tiers ait tout à la fois eu connaissance, lorsqu'il a contracté, de l'existence du pacte de préférence et de l'intention du bénéficiaire de s'en prévaloir (Ch. mixte, 26 mai 2006, n° 03-19.376 ; comp. C. civ., art. 1123, al. 2, maintenant cette règle jurisprudentielle mais distinguant l’action en annulation et l’action en substitution dans le contrat conclu). Il incombe ainsi au bénéficiaire d'un droit de préférence et de préemption, de rapporter cette double preuve, dont nul n’ignore la difficulté au vu de la rareté, en pratique, de l’effectivité de ce droit de substitution (Sauf circonstances d’espèces exceptionnelles, tenant par exemple aux liens familiaux entre les parties, v. Civ. 3e, 14 févr. 2007, n° 05-21.814 ; ou à l’identité de la personne représentant la société débitrice du droit de préférence et la société tierce, v. Civ. 3e, 3 nov. 2011, n° 10-20.936 : dans cet arrêt, la mauvaise foi de la société tierce a été admise dans la mesure où elle était représentée par la même personne physique que la société ayant conclu le pacte dont le bénéficiaire avait, en outre, clairement manifesté son intention d’acquérir).
En l’espèce, l’argumentation développée par la société bénéficiaire pour établir l’existence d’une collusion frauduleuse entre les cédantes, qui avaient délibérément méconnu ses droits, et les crédits-bailleurs qui, en leur qualité de professionnels du financement immobilier, ne pouvaient ignorer que le réseau considéré était protégé par l’existence d'un droit de préférence, méritait d'être approuvée. En revanche, cette seule qualité n’était pas suffisante pour établir leur connaissance de l’intention que celle-ci avait de se prévaloir de son droit de priorité. En effet, contrairement à ce que soutenait la demanderesse, la connaissance par le tiers-acquéreur, même professionnel, de l’intention du bénéficiaire d’un droit de priorité de l’exercer ne peut être présumée. Au contraire, c’est sa bonne foi qui, par principe, est présumée. Conformément au droit commun de la preuve, la charge de la preuve de cette intention incombe donc au bénéficiaire excipant d’une fraude à son droit. C’est la raison pour laquelle les juges soulignent en l’espèce que la bénéficiaire du pacte ne pouvait reprocher aux acquéreurs de ne pas avoir procédé à des investigations supplémentaires à celles auxquelles les usages de leur profession les obligeaient pour s’enquérir de ses intentions, d’autant plus que la bénéficiaire, qui avait elle-même eu connaissance de la possibilité d'un financement de la cession au moyen d'un crédit-bail immobilier, ne pouvait valablement dénoncer un manque de précaution dont elle-même avait fait preuve auprès de ses propres cocontractants, les cédants. En outre, dans le cas de l’espèce où le droit de préemption de la bénéficiaire n’avait fait l’objet d’aucune publicité et que celle-ci n’avait aucunement fait part de son intention de le mettre en œuvre auprès des acquéreurs, c’est sans inverser la charge de la preuve que l’arrêt d’appel a considéré que la preuve de la connaissance par ces derniers de la volonté de la bénéficiaire d’exercer son droit de priorité sur les terrains vendus n’était pas rapportée, en sorte que sa demande de substitution aux acquéreurs des biens prétendument cédés en fraude de ses droits devait être rejetée.
Références :
■ Fiches d’orientation Dalloz : Pacte de préférence
■ Ch. mixte, 26 mai 2006, n° 03-19.376 P: D. 2006. 1861, note P.-Y. Gautier ; ibid. 1864, note D. Mainguy ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2006. 667 ; Rev. sociétés 2006. 808, note J.-F. Barbièri ; RTD civ. 2006. 550, obs. J. Mestre et B. Fages
■ Civ. 3e, 14 févr. 2007, n° 05-21.814 P: D. 2007. 2444, note J. Théron ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2007. 366, obs. P.-Y. Gautier ; ibid. 768, obs. B. Fages
■ Civ. 3e, 3 nov. 2011, n° 10-20.936 P: D. 2011. 2794, obs. G. Forest ; ibid. 2012. 459, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; AJDI 2012. 584, obs. N. Damas ; RTD civ. 2012. 127, obs. P.-Y. Gautier
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