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Préjudice d’anxiété lié à l’amiante : changement de cap !
L’amiante se trouve de nouveau au cœur d’un litige permettant à la Cour de cassation de faire œuvre jurisprudentielle.
La question juridique porte cette fois sur le préjudice d’anxiété : un salarié, exposé à l’amiante dans le cadre de son travail, peut-il obtenir réparation du préjudice moral lié au risque de développer une maladie potentiellement mortelle ? A cette question, la chambre sociale apportait des solutions différentes selon les salariés concernés.
La réponse était positive pour les salariés pouvant prétendre au dispositif ACAATA (Allocation de Cessation Anticipée d'Activité des Travailleurs de l'Amiante) et dont l’employeur exploitait un établissement inscrit sur une liste spécifique. L’ACAATA est un dispositif de pré-retraite issu de l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 qui bénéficie aux victimes d’une maladie liée à l’amiante mais également aux salariés qui, sans être malades, ont été exposés à l’amiante.
La réponse était négative pour tous les autres (Soc. 3 mars 2015, n° 13-26.175 ; Soc. 26 avr. 2017, n° 15-19.037; Soc. 21 sept. 2017, n° 16-15.130). Cette jurisprudence de la chambre sociale s’est construite arrêts après arrêts depuis 2010 (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241). Elle est très largement commentée et critiquée par les auteurs.
La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 29 mars 2018, refuse de se plier à la doctrine de la cour régulatrice et reconnait le préjudice d’anxiété alors que les conditions fixées par la chambre sociale ne sont pas réunies. Cette rebuffade donne l’occasion à l’Assemblée plénière de procéder à un réexamen complet de la question. Opérant un revirement de jurisprudence, elle ouvre désormais la voie à une action en réparation du préjudice d’anxiété pour tous les salariés exposés à l’amiante. L’arrêt se veut pédagogue et apporte d’importantes précisions sur les conditions de l’action en responsabilité contractuelle, tant sur la démonstration de la faute de l’employeur (I) que du préjudice du salarié (II), même s’il demeure certaines incertitudes.
I La démonstration de la faute de l’employeur
La solution antérieure de la chambre sociale : Au fil de ses arrêts, la chambre sociale a mis en place un système du tout ou rien. Les salariés éligibles à l’ACAATA et dont l’employeur figure sur une liste spécifique n’ont nul besoin d’établir un quelconque manquement à l’obligation de sécurité. L’inscription de l’employeur sur la liste présume en quelque sorte sa faute. A l’inverse, le salarié qui ne remplit pas la double condition, soit parce qu’il n’est pas éligible à l’ACAATA, soit parce que son employeur n’est pas lui-même inscrit sur la liste, n’est pas autorisé à démontrer le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (Soc. 11 janv. 2017, n° 15-50.085). Ainsi, un salarié d’une entreprise sous-traitante travaillant au sein d’un établissement listé, ne peut en aucun cas obtenir réparation de son préjudice d’anxiété car son employeur ne figure pas lui-même sur la liste. La solution est d’autant plus paradoxale que la seconde chambre civile considère pour sa part que les salariés des entreprises sous-traitantes peuvent bénéficier du dispositif ACAATA (Civ. 2e, 7 juill. 2016, n° 15-20.627). L’inscription de l’employeur sur cette fameuse liste ne permet donc pas simplement de bénéficier d’une présomption de faute mais est érigée en condition d’admission à la réparation du préjudice d’anxiété. C’est cette solution, dont on peine à comprendre la justification, qui est remise en cause par l’Assemblée plénière.
La solution de l’Assemblée plénière : Les magistrats observent que de nombreux salariés qui ne remplissent pas les conditions fixées par la chambre sociale ont pu être exposés à l’inhalation de poussières d’amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé. Ils optent donc pour un retour au droit commun de la responsabilité. Là réside le revirement de jurisprudence. Tout salarié exposé à l’amiante peut désormais invoquer la violation de l’obligation de sécurité pesant sur son employeur. Il n’est plus nécessaire que l’employeur figure lui-même sur la liste ACAATA ni même que l’établissement où est affecté le travailleur y soit inscrit. Toutefois, s’agissant du régime de cette responsabilité, l’Assemblée plénière s’en tient aux solutions retenues par la chambre sociale dans son arrêt Air France du 25 novembre 2015 (n° 14-24.444) : l’employeur peut apporter la preuve qu’il a pris toutes les mesures prévues par le code du travail. Ainsi, en l’espèce, le salarié démontrait l’exposition à l’amiante mais son employeur – EDF – ne figurait pas sur la liste ACAATA et ne pouvait pas l’être en raison de son statut. L’Assemblée plénière approuve donc le raisonnement des juges du fond tenant à vérifier l’éventuel manquement à l’obligation de sécurité. En revanche, elle censure leur solution car ils n’ont pas examiné les mesures de prévention que l’employeur prétendait avoir mis en œuvre. Autrement dit, la seule exposition à l’amiante est insuffisante. L’employeur peut, comme en matière de harcèlement notamment, s’exonérer de sa responsabilité en démontrant avoir tout mis en œuvre pour éviter les risques et protéger ses salariés.
II La démonstration du préjudice du salarié
La solution antérieure de la chambre sociale : La différence de traitement entre les salariés dont l’employeur figure sur les listes ACAATA et les autres est amplifiée par le régime de ce que la chambre sociale nomme « le préjudice spécifique d’anxiété ». Progressivement, elle s’est ainsi affranchie des articles 1147 (ancien) du Code civil et L. 4121-1 du Code du travail pour adosser sa solution uniquement à la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 précitée (Soc 2 juill. 2014, n° 13-10.644). Cela lui permet de présumer l’existence du préjudice et le salarié n’a rien à démontrer : peu importe qu’il n’ait pas été personnellement exposé à l’amiante (Soc 2 juill. 2014, préc.), qu’il ne se soumette pas à des contrôles ou examens médicaux réguliers (Soc. 4 déc. 2012, n° 11-26.294) ou même qu’il n’ait pas fait valoir ses droits à la pré-retraite ACAATA (Soc. 3 mars 2015, n° 13-20.486). La chambre sociale distingue toutefois l’exposition à l’amiante de la connaissance du risque lié à l’amiante. Le préjudice d'anxiété est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque. Partant, le délai de prescription de l’action en responsabilité débute au jour de cette connaissance (Soc. 2 juill. 2014, n° 12-29.788), c’est-à-dire en principe la date de l’arrêté inscrivant l’établissement de l’employeur sur la liste spécifique. Tout comme pour le fait générateur de responsabilité (V. supra), le préjudice d’anxiété est intrinsèquement lié à cette inscription.
La solution de l’assemblée plénière : L’employeur, demandeur au pourvoi, reprochait aux juges du fond leur raisonnement concernant la démonstration du préjudice. La Cour d’appel avait en effet estimé que ce préjudice résultant « de l’inquiétude permanente, éprouvée face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie mortelle revêt comme tout préjudice moral un caractère intangible et personnel, voire subjectif ». L’exposition habituelle (pendant 15 ans en l’espèce) semble avoir été suffisante aux juges du fond pour en déduire l’existence du préjudice. L’Assemblée plénière censure pourtant la décision pour insuffisance de motifs : les juges du fond auraient dû mettre en évidence les éléments permettant d’établir le préjudice « personnellement subi » par le salarié et « résultant du risque élevé de développer une pathologie grave ». Sur ce point, l’Assemblée plénière prend là encore ses distances avec la jurisprudence de la chambre sociale puisque cette dernière considère que « la preuve d’une exposition personnelle à l’amiante » n’est pas une condition nécessaire (Soc. 2 juill. 2014, n° 13-10.644).
La position de l’Assemblée plénière mériterait quelques précisions. Une exposition « personnelle » implique que le salarié ait effectivement été confronté à l’amiante. Cette condition est logique. Mais comment interpréter la seconde partie de la formule ? L’anxiété est-elle objective en ce sens qu’elle existe lorsque le risque de maladie est élevé. Le salarié devra alors mettre en évidence l’importance de l’exposition, en termes de durée ou d’intensité. Plus l’exposition est significative, plus le risque de pathologie existe et partant l’anxiété. Ou faut-il apporter la preuve d’un élément plus subjectif : la conscience « personnelle » du risque apporté à sa santé ? Exposés au même risque, tous les salariés n’ont sans doute pas la même approche, certains étant par nature optimistes, d’autres beaucoup moins. Le salarié devrait alors démontrer qu’il est véritablement inquiet. La censure de l’arrêt pourrait bien faire pencher la balance vers cette dernière solution. Quoi qu’il en soit, se posera le problème de la prescription et donc de la date de connaissance du risque par le salarié.
Pour conclure : deux incertitudes sur la portée de l’arrêt. Tout d’abord, la solution doit-elle être cantonnée à l’amiante ou peut-elle être étendue à d’autres substances cancérigènes ? Ensuite, l’arrêt met-il fin à la dualité de régime concernant le préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante ou ne concerne-t-il que les salariés qui jusqu’alors, étaient privés de toute action ? Autrement dit, les bénéficiaires de l’ACAATA dont l’employeur est inscrit sur les listes, conserveront-ils le bénéfice d’une triple présomption : le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, l’exposition à l’amiante et l’existence du préjudice ? On peut le penser. L’inscription de l’employeur sur la liste des établissements concernés par l’ACAATA conserverait alors un intérêt raisonnable en droit du travail : un moyen simplifiant la preuve.
Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442
Références
■ Soc. 3 mars 2015, n° 13-26.175 P : D. 2015. 635 ; ibid. 968, entretien J. Knetsch ; ibid. 1384, chron. E. Wurtz, F. Ducloz, C. Sommé, S. Mariette et N. Sabotier ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; Just. & cass. 2016. 258, rapp. E. Wurtz ; Dr. soc. 2015. 360, étude M. Keim-Bagot ; RTD civ. 2015. 393, obs. P. Jourdain
■ Soc. 26 avr. 2017, n° 15-19.037 : D. 2017. 1051 ; ibid. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon
■ Soc. 21 sept. 2017, n° 16-15.130 P : D. 2017. 1915
■ Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 P : D. 2010. 2048, note C. Bernard ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain
■ Soc. 11 janv. 2017, n° 15-50.085 P
■ Civ. 2e, 7 juill. 2016, n° 15-20.627
■ Soc. 25 nov. 2015, Air France, n° 14-24.444 P : D. 2015. 2507 ; ibid. 2016. 144, chron. P. Flores, S. Mariette, E. Wurtz et N. Sabotier ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 457, étude P.-H. Antonmattei
■ Soc 2 juill. 2014, n° 13-10.644
■ Soc. 3 mars 2015, n° 13-20.486 P : D. 2015. 635 ; ibid. 968, entretien J. Knetsch ; ibid. 1384, chron. E. Wurtz, F. Ducloz, C. Sommé, S. Mariette et N. Sabotier ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2015. 360, étude M. Keim-Bagot ; RTD civ. 2015. 393, obs. P. Jourdain
■ Soc. 2 juill. 2014, n° 12-29.788 P : D. 2014. 1493
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