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Droit du travail - relations collectives
Principe d’égalité et transfert conventionnel : revirement explicite de jurisprudence
Mots-clefs : Transfert du contrat de travail, Revirement de jurisprudence, Principe d’égalité de traitement
L'évolution générale de la législation du travail en matière de négociation collective et de la jurisprudence en ce qui concerne le principe d'égalité de traitement à l'égard des accords collectifs conduit à apprécier différemment la portée de ce principe à propos du transfert des contrats de travail organisé par voie conventionnelle.
Comment concilier l’affirmation du principe d’égalité de traitement entre salariés d’un même employeur et la reprise par ce dernier du personnel d’une autre entreprise ? Jusqu’à présent, la Cour de cassation opérait une distinction selon la source du transfert. En cas de transfert légal du contrat de travail, répondant aux conditions posées à l’article L. 1224-1 du Code du travail tel qu’interprété à la lumière de la directive « transfert d’entreprise », l’employeur était admis à opérer une différence de traitement entre ses propres salariés et ceux qu’il avait repris. Au contraire, lorsque le transfert s’opérait conventionnellement, en dehors du cas contraint prévu à l’article L. 1224-1 du Code du travail, il ne pouvait plus justifier une différence de traitement entre les salariés transférés et les autres. L’idée d’application volontaire du dispositif légal, caractérisant ce type de transfert, excluait de s’en servir pour justifier une différence de traitement. Or, par cet arrêt rendu le 30 novembre 2017, la Cour de cassation entend revenir sur sa position. Désormais, le transfert conventionnel permet aussi au nouvel employeur de justifier une différence de traitement entre les salariés dont les contrats ont été transférés et ceux recrutés antérieurement.
L’affaire concernait le secteur des « entreprises de propreté et services associés ». L'accord du 29 mars 1990, annexé à la convention collective nationale du 26 juillet 2011, organise dans ce secteur un transfert des contrats de travail en cas de reprise par un prestataire d’un marché de nettoyage. Une entreprise entrante sur un marché peut ainsi se voir contrainte de reprendre le personnel d’une entreprise sortante, alors même qu’une condition du transfert légal obligatoire fait défaut. C’est le cas notamment lorsque le nouveau prestataire, comme cela arrive fréquemment dans ce secteur, ne reprend aucun des éléments d’actif permettant la poursuite de l’activité, comme les machines et autres instruments de travail. La CJUE et la Cour de cassation l’ont affirmé par le passé, la simple perte d’un marché, si elle ne s’accompagne pas d’une reprise de ces éléments d’actifs, n’impose pas, en elle-même, la reprise du personnel de l’entreprise sortante.
En l’espèce, la société attributaire d’un marché de nettoyage du site « Banque de France » avait repris des salariés de l’ancien prestataire opérant sur ce site, mais aucun autre élément propre à déclencher l’élément légal. La reprise du personnel s’opère donc dans le cadre de l’accord de branche propre à ce secteur d’activité qui impose alors de maintenir les conditions de travail des salariés repris. Les salariés repris on ainsi droit à une prime de 13ème mois, prévue par leurs contrats de travail, tandis que ceux du nouvel employeur n’en bénéficient pas. Ces derniers sont-ils fondé à se plaindre d’une rupture d’égalité ?
Dans un arrêt rendu le 16 septembre 2015 (n° 13-26.788), la Cour de cassation affirmait encore qu’une telle situation de transfert conventionnel ne permettait pas de justifier une différence de traitement. Fort logiquement, le conseil de prud’hommes de Paris, saisi par les salariés de l’entreprise entrante, fait droit aux demandes de ces derniers. Il estime que « les différents salariés demandeurs accomplissent le même travail pour le même employeur sur le même chantier, s’agissant tant des salariés dont le contrat de travail a été transféré lorsque le marché a fait l’objet d’un changement de prestataire au 1 janvier 2010 que des salariés faisant déjà partie des effectifs de la société AAF La Providence II à cette date, et que l’employeur ne démontre pas l’existence d’une raison objective et pertinente justifiant la différence de rémunération liée à la nécessité de compenser un préjudice spécifique à une catégorie de travailleurs ». Les différents jugements rendus sont cassés par ce même arrêt du 30 novembre 2017, le transfert conventionnel justifiant désormais une différence de traitement.
On ne peut être que frappé, à la lecture de l’arrêt, par le soin avec lequel la Cour de cassation motive sa décision. D’une manière encore exceptionnelle, les magistrats assument leur revirement de jurisprudence, livrant certes de manière synthétique mais explicite, les raisons de celui-ci. Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, condamnant sur le fondement du droit à un procès équitable (Conv. EDH, art. 6) les revirements non motivés ne sont certainement pas sans avoir influencé les magistrats français (V. ainsi CEDH 14 janv. 2010, Atanasovski c/ ex-République Yougoslave de Macédoine, n° 36815/03, spécialement § 36 : « l’existence d’une jurisprudence établie sur la question en jeu imposait à la Cour suprême l’obligation de donner des raisons substantielles pour expliquer ce revirement de jurisprudence »).
Dans un attendu placé en chapeau de l’arrêt, la Cour énonce ainsi que « l’évolution générale de la législation du travail en matière de négociation collective et de la jurisprudence en ce qui concerne le principe d'égalité de traitement à l'égard des accords collectifs conduit à apprécier différemment la portée de ce principe à propos du transfert des contrats de travail organisé par voie conventionnelle ». Si les magistrats ne décrivent pas plus avant les évolutions sur lesquelles ils s’appuient, on pense inévitablement aux décisions de la Cour de cassation présumant justifiées les différences opérées par voie d’accord collectif.
Rappelons que dans plusieurs arrêts, faisant référence à la légitimité des organisations syndicales « investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote », la Cour de cassation a admis que des avantages puissent être accordés à certaines catégories de salariés et non à d’autres (V. ainsi : Soc. 27 janv. 2015, n° 13-22.179). Cette jurisprudence a ensuite été étendue au cas de la négociation d’accords d’établissements (Soc. 3 nov. 2016, n° 15-18.444). Les présomptions établies peuvent être renversées s’il est prouvé que les distinctions opérées sont étrangères à toute considération professionnelle.
Dans le présent arrêt du 30 novembre 2017, la Cour relève précisément que le transfert était imposé par l’accord collectif et que l’obligation de maintenir les droits reconnus aux salariés avant le transfert n’était pas étrangère à toute considération de nature professionnelle. On peut penser dès lors que le revirement de jurisprudence ne concerne que le transfert imposé par convention collective, et non pas celui organisé de manière purement volontaire, contrat de travail par contrat de travail. Quant aux évolutions législatives visées par la Cour de cassation, on pense aux dernières « lois travail » qui confèrent une place grandissante à la négociation collective vis-à-vis de la loi elle-même. La distinction transfert conventionnel – transfert légal n’a ainsi plus guère de raison d’être par rapport à l’application du principe d’égalité (même si elle demeure pertinente quant au refus du salarié d’être transféré, efficace seulement en cas de transfert conventionnel). On pense aussi à l’article L. 1224-3-2 du Code du travail, inapplicable en l’espèce, qui a été inséré par la loi du 8 août 2016 et récemment modifié par l’ordonnance du 22 septembre 2017. Ce texte prévoit que « lorsqu'un accord de branche étendu prévoit et organise la poursuite des contrats de travail en cas de succession d'entreprises dans l'exécution d'un marché, les salariés du nouveau prestataire ne peuvent invoquer utilement les différences de rémunération résultant d'avantages obtenus, avant le changement de prestataire, par les salariés dont les contrats de travail ont été poursuivis ».
Signe de ce nouvel ordonnancement des sources en droit du travail, on relèvera avec intérêt que dans le visa de l’arrêt rapporté, l’accord collectif du 29 mars 1990 est cité avant le principe d’égalité de traitement (dont on sait que la Cour de cassation l’a induit de dispositions légales). Au contraire, dans l’arrêt de 2015 affirmant encore la soumission du transfert conventionnel au principe d’égalité de traitement, celui-ci était cité en premier, et l’accord collectif applicable en second.
Soc. 30 nov. 2017, n° 16-20.532 à 16-20.539
Références
■ Soc. 16 sept. 2015, n° 13-26.788 P.
■ CEDH 14 janv. 2010, Atanasovski c/ ex-République Yougoslave de Macédoine, n° 36815/03 (en anglais).
■ Soc. 27 janv. 2015, n° 13-22.179 : D. 2015. 270, obs. C. C. cass. ; ibid. 829, obs. J. Porta et P. Lokiec ; Dr. soc. 2015. 237, étude A. Fabre ; ibid. 351, étude P.-H. Antonmattei ; RDT 2015. 339, obs. E. Peskine ; ibid. 472, obs. G. Pignarre.
■ Soc. 3 nov. 2016, n° 15-18.444 P : D. 2016. 2286, obs. N. explicative de la Cour de cassation ; ibid. 2270, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 87, obs. P.-H. Antonmattei ; RDT 2017. 140, obs. I. Odoul-Asorey.
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