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Droit des biens
Prohibition des servitudes d’empiètement
Mots-clefs : Biens, Propriété, Démembrement, Servitude, Vue, Empiètement, Prohibition
La propriétaire d'une parcelle de terrain avait fait réaliser un toit-terrasse au-dessus du garage édifié sur cette parcelle. Les propriétaires de la parcelle voisine, soutenant que le toit-terrasse empiétait sur leur mur privatif en offrant une vue directe et plongeante sur leur propriété, avaient assigné leur voisine en démolition de la partie du toit-terrasse empiétant sur leur fonds et, subsidiairement, en suppression de la vue. La cour d’appel rejeta leurs demandes au motif que la prescription trentenaire, acquisitive de la servitude de vue et de la construction du toit-terrasse, empêchait d’ordonner leur démolition. Au visa des articles 544, 545 et 637 du Code civil, la troisième chambre civile casse cette décision : alors que seule l'assiette de la construction empiétante est susceptible de faire l'objet d'une prescription trentenaire, le toit-terrasse litigieux résultait quant à lui d'une transformation du toit du garage au-dessus duquel il était édifié, en sorte que son acquisition par prescription ne pouvait être retenue et qu'une servitude de vue ne peut conférer le droit d'empiéter sur la propriété d'autrui.
A premières vues, la servitude, qui se définit comme une charge imposée à un immeuble (le fonds servant) pour l’usage et l’utilité d’un autre immeuble (le fonds dominant) (C. civ., art. 637) est compatible avec le droit de propriété : par hypothèse, le fonds servant est détenu par un propriétaire qui subit un transfert de certaines utilités de son fonds vers le fonds dominant. C’est sans doute pourquoi il a fallu attendre le tout début du XXIe siècle pour que se pose la question de savoir si certaines servitudes n’étaient pas susceptibles de constituer un empiètement sur le fonds servant, un tel empiètement se révélant, cette fois, incompatible avec le droit de propriété. Ainsi la question de la compatibilité de la servitude et de l'empiètement a-t-elle fait l’objet de quelques errements et fluctuations jurisprudentiels, en fonction aussi des données propres à chaque espèce. L'arrêt ayant le premier statué sur cette question avait affirmé de manière moins catégorique que celle ressortant de celui rapporté qu' « une servitude ne peut être constituée par un droit exclusif interdisant au propriétaire du fonds servant toute jouissance de sa propriété » (Civ. 3e, 24 mai 2000, n° 97-22.255). Dans cette affaire, il était question d'un cabanon érigé sur le terrain du fonds servant mais accessible seulement par le fonds dominant. Cette configuration s’apparentait effectivement à une hypothèse d'empiètement car le propriétaire du fonds servant ne pouvait plus profiter d'une partie, même mince, de la surface de son terrain. Cette première solution fut rapidement confirmée par la même troisième chambre civile, affirmant qu’une véranda édifiée en surplomb du fonds voisin réalise un empiétement qu'une servitude ne saurait permettre (Civ. 3e , 27 juin 2001, n° 98-15.216), ou que le dépassement d'une toiture sur le fonds voisin, même existant depuis plus de trente ans, « ne peut conférer le droit d'empiéter sur la propriété d'autrui » (Civ. 3e, 12 juin 2003, n° 01-14.371). Malgré la force assertive de ces premières solutions, la Cour de cassation a rendu par la suite une solution inverse en acceptant de reconnaître une servitude de surplomb sur le fonds voisin, acquise par prescription trentenaire (Civ. 3e, 12 mars 2008, n° 07-10.164; en l'espèce la corniche « faisait partie de l'architecture même de l'immeuble »).
Néanmoins, comme en témoigne la décision rapportée, le principe d'une incompatibilité entre servitude et empiètement semble maintenu, la décision précitée se révélant isolée : ainsi a-t-il été jugé qu’une convention instituant une servitude pour utiliser une chaufferie ne saurait priver le propriétaire d'une partie de la jouissance de sa propriété (Civ. 3e, 12 déc. 2007, n° 06-18.288) et qu’un escalier dont seules quelques marches empiétaient sur la propriété voisine condamnait la servitude alors même que les travaux litigieux avaient été conventionnellement autorisés (Civ. 3e, 1er avr. 2009, n° 08-11.079). En énonçant dans la décision rapportée, au visa des articles 544, 545 et 637 du Code civil, qu' « une servitude de vue ne peut conférer le droit d'empiéter sur la propriété d'autrui », la Cour de cassation rappelle ainsi à nouveau la frontière devant être érigée entre la propriété et l’un de ses démembrements, la servitude. Le rappel était d'autant plus utile qu'il s'agissait en l'espèce d’une servitude du fait de l'homme dont l'établissement, sous certaines réserves, est entièrement libre comme le prévoit l’article 686 du Code civil. L'atteinte au droit de propriété constitue néanmoins une réserve incontournable à l’exercice de cette liberté : dans cette hypothèse en effet, la charge est qualifiée d'empiètement et non de servitude. Ainsi existe-t-il une franche opposition entre le simple démembrement du droit de propriété que constitue la servitude et la véritable exclusion de ce droit, constituée par l'empiètement sur la propriété d'autrui.
Cependant, le critère de distinction entre démembrement de propriété et empiètement n’est pas évident à identifier. Par définition, une servitude diminue l'usage du fonds servant et restreint parfois de manière significative la jouissance du propriétaire. Dans les deux cas, les prérogatives du propriétaire s’en trouvent réduites. Par hypothèse et en fait, une servitude réalise un empiètement. En outre, par définition, l'empiètement suppose l'absence de droit ; or les servitudes sont des droits qui semblent précisément justifier la situation d'occupation (R. Desgorces, D. 2003. 2111). D'ailleurs, le droit suisse, très proche du droit français, reconnaît sans hésitation les servitudes d'empiètement (R. Libchaber, D. 2001. 151). Pour toutes ces raisons, la prohibition des servitudes d’empiètement peut être contestée. Néanmoins, celle-ci peut tout autant se justifier par sa finalité, celle d’écarter la possibilité d'instituer une forme d'usufruit perpétuel, sur la propriété voisine (C. Atias, Defrénois 2000, p.1170) : les servitudes ayant un caractère perpétuel, l’absence de prohibition permettrait de réduire à néant le droit du propriétaire du fonds servant. Un dernier argument en faveur de l'incompatibilité entre servitude et empiètement peut être tiré du régime d'extinction des servitudes. Celles-ci se perdent par le non-usage trentenaire (C. civ., art. 706). L'empiètement matérialise une emprise permanente qui neutralise cette règle spécifique et rend de fait la servitude perpétuelle, accentuant la confusion avec un vrai droit de propriété.
Civ. 3e, 23 nov. 2017, n° 16-20.521
Références
■ V. les fiches d’orientation Dalloz : Servitude (notion) et Servitude (régime).
■ Civ. 3e, 24 mai 2000, n° 97-22.255 P : D. 2008. 919, obs. G. Forest ; ibid. 2458, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2008. 795, obs. S. Prigent ; RDI 2008. 202, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2009. 142, obs. T. Revet.
■ Civ. 3e, 27 juin 2001, n° 98-15.216 P : D. 2001. 2182 ; RDI 2002. 141, obs. J.-L. Bergel.
■ Civ. 3e, 12 juin 2003, n° 01-14.371 : D. 2003. 2111, note R. Desgorces ; AJDI 2004. 318, obs. O. Abram ; ibid. 2003. 791.
■ Civ. 3e, 12 mars 2008, n° 07-10.164 P : D. 2008. 919, obs. G. Forest ; ibid. 2458, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2008. 795, obs. S. Prigent ; RDI 2008. 202, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2009. 142, obs. T. Revet.
■ Civ. 3e, 12 déc. 2007, n° 06-18.288 : RDI 2008. 268, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck.
■ Civ. 3e, 1er avr. 2009, n° 08-11.079 : D. 2009. 1141 ; ibid. 2300, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin.
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