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[ 18 septembre 2020 ] Imprimer

Introduction au droit

Prohibition du déni de justice : le juge ne peut échapper à l’évaluation du dommage

Le juge commet un déni de justice en refusant d’évaluer le montant d’un dommage dont il constate l’existence dans son principe.

Un dégât des eaux s’était produit à l’intérieur d’un logement loué à un couple de particuliers par un office public d’habitation. 

Une juridiction de proximité avait en conséquence de ce sinistre enjoint aux locataires de verser la somme de 1 735 euros à leur fournisseur d’eau. 

Ces derniers avaient formé opposition à cette injonction puis fait assigner l’office d’habitation afin d’obtenir sa condamnation à les garantir de toute condamnation qui pourrait être prononcée à leur encontre. 

Pour rejeter leur demande, le jugement, après avoir retenu que la responsabilité de l’office d’habitation devait être engagée au titre du dégât des eaux subi par ses locataires puis examiné les factures d’eau produites dont le montant était contesté par le couple, retint qu’aucune d’elles ne couvrait la période à laquelle avait eu lieu le dégât des eaux et qu’ils devaient, faute d’établir la preuve de l’existence du préjudice lié au dégât des eaux, au titre d’une éventuelle surconsommation d’eau, être déboutés de leur demande. 

Au visa de l’article 4 du Code civil, dont il résulte que le juge ne peut refuser de statuer sur une demande dont il admet le bien-fondé en son principe au motif de l’insuffisance des preuves fournies par une partie, le jugement est cassé par la Haute juridiction, le tribunal ayant, en violation du texte susvisé, refusé d’évaluer le montant d’un dommage dont elle avait constaté l’existence en son principe.

Par cet arrêt publié rendu au visa du célèbre article 4 du Code civil, qui fonde depuis 1804 la prohibition du déni de justice, la Cour de cassation rappelle aux juridictions du fond qu’elles ne peuvent échapper à l’obligation, incompatible avec cette interdiction, d'évaluer un préjudice dont elles ont par ailleurs constaté l'existence (V. déjà, Civ. 3e, 6 févr. 2002, n° 00-10.543 ; Civ. 2e, 4 janv. 2006, n° 04-15.280 ; Civ. 2e, 5 avr. 2007, n° 05-14.964).

D’un point de vue technique, la mission du juge consiste à trancher les litiges « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (C. pr. civ., art. 12, al. 1er) , par un jugement qui doit obligatoirement être motivé (C. pr. civ., art. 455, al. 1er). 

Toutefois, en pratique, le juge se trouve parfois entravé dans sa mission de jurisdictio.

 D’abord en raison des lacunes, réelles ou supposées, de la loi, qui n’offrirait pas toujours au juge les moyens de s’acquitter de son office, étant depuis longtemps acquis qu’« il est impossible au législateur de pourvoir à tout » (Portalis, Discours préliminaire). Cependant, la loi interdit au juge de tirer prétexte de ses propres lacunes pour s’affranchir de son obligation de juger : c’est ce qui ressort très clairement des termes de l’article 4 du Code civil : « (l)e juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». 

De surcroît, la loi pénale soutient et renforce cette interdiction en qualifiant le déni de justice de délit, lourdement sanctionné par une amende de 7 500 euros et l’interdiction d’exercer des fonctions publiques pour une durée de 5 à 20 ans (C. pén., art. 434-7-1). 

Ainsi, ces textes se conjuguent pour obliger le juge à trancher le litige qui lui est soumis, garantissant ainsi l’effectivité du droit d’agir en justice dont tout justiciable est titulaire. Cependant, l’exercice de sa mission peut encore être entravé, non plus seulement par d’éventuelles imperfections légales, mais également par les propres limites, réelles ou supposées, que le juge perçoit à sa capacité de juger. C’est la raison pour laquelle il peut être tenté de déléguer ses pouvoirs à un professionnel du droit ou à un expert qui, par sa spécialité, lui semble plus apte à trancher le point litigieux. C’est ainsi par exemple qu’avait procédé une juridiction d’appel dans une affaire relative à la liquidation et au partage d’une communauté de biens entre époux, en ayant confié à un notaire liquidateur la charge de procéder à ces opérations. La Cour de cassation avait alors censuré sa décision au nom de la prohibition du déni de justice qui se traduit, parmi d’autres déclinaisons, par l’interdiction faite au juge de déléguer ses pouvoirs à un notaire liquidateur alors qu’il lui incombe de trancher lui-même la contestation dont il est saisi (Civ. 1re, 24 sept. 2014, n° 13-21.005).

 Enfin, comme l’illustre la décision rapportée, l’obligation faite au juge de trancher le litige qui lui est soumis peut aussi être contrariée dans sa mise en œuvre par des insuffisances probatoires résultant de l’incomplétude, du manque de pertinence ou encore de l’irrégularité des éléments versés aux débats par les parties (v., à propos d’une expertise amiable non contradictoire, sur la base de laquelle les juges avaient refusé d’évaluer le préjudice dont la réparation était demandée, Civ. 3e, 15 sept. 2016, n° 15-10.848). En l’espèce, les juges du fond s’étaient placés sur ce terrain pour refuser d’évaluer, comme il le leur incombait, le préjudice subi en considérant qu’aucune des factures produites ne permettait d’établir avec certitude son existence, pour en déduire que le couple de locataires devait être purement et simplement débouté de sa demande de condamnation après avoir pourtant jugé le bailleur responsable du dégât des eaux dont ils ne contestaient pas, de son côté, l’existence. 

La deuxième chambre civile rappelle alors que le juge ne peut, sans commettre un déni de justice, refuser d'évaluer le montant d’un dommage dont il constate l'existence en son principe. En s’y soustrayant, leur décision, rendue en violation de l’article 4 du Code civil et en méconnaissance de la jurisprudence sur ce point constante de la Haute cour, encourrait logiquement la cassation.

Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 19-16.100

Références

■ Civ. 3e, 6 févr. 2002, n° 00-10.543 P: RDI 2002. 151, obs. P. Malinvaud ; ibid. 152, obs. P. Malinvaud

■ Civ. 2e, 4 janv. 2006, n° 04-15.280 P: D. 2006. 176

■ Civ. 2e, 5 avr. 2007, n° 05-14.964 P

■ Civ. 1re, 24 sept. 2014, n° 13-21.005 P: AJ fam. 2014. 641, obs. P. Hilt ; RTD civ. 2015. 106, obs. J. Hauser

■ Civ. 3e, 15 sept. 2016, n° 15-10.848

 

Auteur :Merryl Hervieu


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