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Droit de la responsabilité civile
Propriétaires de choses dangereuses : attention à ne pas baisser la garde !
Le fait pour un enfant de manipuler et même de charger une arme, située dans un lieu dont l’accès ne lui a pas été interdit, ne suffit pas à caractériser un transfert de garde, faute d’en avoir acquis les pouvoirs de direction et de contrôle, jugés comme ayant été conservés par les propriétaires de la chose, restant responsables des préjudices consécutifs à son usage par la victime.
Civ. 2e, 26 nov. 2020, n° 19-19.676 P
Un enfant âgé de onze ans s’était rendu au sous-sol du domicile d’un couple d’amis de ses parents auquel ces derniers avaient rendu visite. Après s’être emparé d’un pistolet qui s’y trouvait entreposé, l’enfant s’était, en ayant chargé puis manipulé cette arme, grièvement blessé. Huit ans plus tard, la mère de la victime avait assigné, en sa qualité de représentante légale, le couple propriétaire de l’arme sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, en réparation des divers préjudices (déficit fonctionnel temporaire et permanent, préjudice d’agrément et esthétique) subis par son fils. Après que les premiers juges eussent refusé d’accueillir la demande de sa mère, la victime, devenue majeure, interjeta appel avec succès de ce jugement, la juridiction du second degré ayant refusé d’admettre le transfert de la garde de l’arme, présumée détenue par ses propriétaires.
Ces derniers avaient alors formé un pourvoi en cassation : au moyen que l’enfant s’était introduit seul dans le sous-sol et sans autorisation, qu’il s’était emparé à leur insu de l’arme et des munitions qui y étaient entreposées puis blessé sous l’effet de ses propres manipulations, ils soutenaient qu’au vu de l’ensemble de ces circonstances, il avait, au moment de la survenance du dommage, « acquis l’usage, la direction et le contrôle » de l’arme, la réunion de ces trois pouvoirs constitutifs de la garde de la chose lui ayant ainsi conféré la qualité de gardien de celle litigieuse.
La Cour de cassation devait ainsi répondre à la question de savoir si les demandeurs au pourvoi restaient, en leur qualité de propriétaires, présumés gardiens de l’arme instrument du dommage ou si la garde en avait été effectivement transférée à l’enfant. Cette dernière hypothèse semblait la plus plausible dès lors que la capacité de discernement de l’enfant est, en principe, jugée indifférente pour apprécier sa qualité de gardien (Cass., ass. plén., 9 mai 1984, Gabillet, n° 80-14.994) et que de surcroît prévaut depuis longtemps en jurisprudence une conception matérielle (renvoyant à un pouvoir de fait), et non juridique (déduite d’un droit réel détenu sur la chose) de la garde de la chose (Ch. réunies, 2 déc. 1941, Franck).
Rejetant le pourvoi, la Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir considéré que la preuve du transfert de la garde n’était pas rapportée, les circonstances ayant fait ressortir que « l’enfant, âgé de onze ans, ne pouvait être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur l’arme dont il avait fait usage ». Or en l’absence de transfert de la garde, les propriétaires de l’arme restaient présumés responsables du dommage causé par la chose (C. civ., art. 1241, al. 1 ; anc. art. 1384, al. 1er).
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation considère donc que l’ensemble des pouvoirs de garde (usage, direction et contrôle de la chose ; cf. Ch. réunies, 2 déc. 1941, préc.) n’avaient pas été transférés à l’enfant, lequel n’avait exercé qu’un pouvoir d’usage sur la chose. Ce dernier ne pouvait donc en être considéré comme le gardien, cette qualité supposant de réunir les trois pouvoirs constitutifs de la garde.
Cette solution confirme la réticence des juges à admettre la perte de la maîtrise d’une chose par ses propriétaires lorsque cette chose présente un risque ou un danger (rappr. Civ. 2e, 22 mai 2003, n° 02-10.367, à propos d’une société victime d’un vol de carburant ; adde, Civ. 2e, 5 mars 1975, n° 72-14.320). Et dans le cas où les propriétaires en ont confié la garde à un tiers, ces derniers sont alors tenus de l’informer du péril encouru et de l’appeler en conséquence à une certaine prudence et vigilance dans la manipulation de la chose (Civ. 1re, 9 juin 1993, n° 91-10.608 : conserve la garde de la chose le propriétaire qui, ne pouvant ignorer le risque présenté par la chose confiée à un tiers, n'a pas mis en garde ce dernier, qui ne pouvait normalement l’envisager).
Lorsque telle qu’en l’espèce, la chose dangereuse est susceptible d’être appréhendée par un enfant, le devoir incombant au propriétaire de prévenir la survenance du dommage est naturellement renforcé. Tel est au fond l’enseignement essentiel de cet arrêt qui, mettant l’accent sur le jeune âge de la victime et l’opportunité qu’elle avait eu de se rendre seule, sans autorisation donc sans précaution ni avertissement préalables, dans un lieu où se trouvait une chose dangereuse aisément accessible et manipulable (« les conditions dans lesquelles l’arme était entreposée (ayant) permis son appréhension matérielle par l’enfant », sa possibilité de procéder au chargement de l’arme « impliqua(n)t nécessairement la présence de munitions à proximité » ; rappr. Civ. 2e, 24 mai 1989, n° 88-12.558), confirme l’amoindrissement des chances laissées au propriétaire d’une chose dangereuse de renverser la présomption de garde, pourtant simple, qui pèse sur lui.
Au-delà de sa sévérité pour les propriétaires, cette décision apparaît juridiquement problématique sur un point : indirectement, elle réintègre la notion de faute dans un régime objectif de responsabilité qui l’avait depuis longtemps, par faveur pour la victime, purement et simplement écartée, conformément au mouvement plus large d’objectivation de la responsabilité extracontractuelle dont cette solution, dont la portée ne doit certes pas être exagérée, vient toutefois ébranler l’édifice. En effet, les juges laissent entendre que faute de vigilance des parents de l’enfant ainsi que de leur couple d’amis, la victime était parvenue à s’introduire seule, sans autorisation, dans le lieu de l’accident, à s’emparer de l’arme à leur insu puis à procéder à son chargement grâce aux munitions, laissées à proximité. Implicitement, il leur est donc bien reproché d’avoir commis une faute de négligence et d’imprudence.
Enfin, cette décision révèle la difficulté de concilier la matérialité de la garde de la chose avec la minorité de celui susceptible d’en être le gardien. En effet, bien qu’en principe un enfant, même privé de discernement, puisse être déclaré gardien d’une chose, ce principe s’accommode mal avec la conception matérielle, c’est-à-dire concrète et effective, de la garde : la capacité de discernement est en effet indispensable à l’exercice d’un pouvoir réel de contrôle et de direction de la chose ce qui justifie certainement, en l’espèce, le durcissement de son appréciation au point même de faire ressurgir l’approche juridique, traditionnelle, de la garde (v. Dalloz actualité, « La réviviscence de la garde juridique de la chose », H. Conte, 17 déc. 2020). Si en admettant qu’un enfant puisse être jugé responsable de la chose qu’il avait sous sa garde, l’arrêt Gabillet (préc.) a eu le mérite de s’inscrire dans un mouvement général de reconnaissance de la responsabilité des enfants, quelle que soit leur capacité de discernement, sa solution , depuis lors inchangée, conduit néanmoins à altérer l’approche matérielle de la garde qui, selon toute logique, devrait se réduire au seul usage de la chose lorsque le mineur qui l’utilise manque de discernement (comp. Civ. 2e, 17 oct. 1990, n° 89-17.008, ayant admis le transfert de la garde de fusées contre la grêle à une victime âgée de treize ans, donc a priori pourvue de discernement), comme le soutient cet arrêt mais le jugeant inapte, en soi, à acquérir les pouvoirs de direction et de contrôle d’un gardien, a fortiori d’une chose dangereuse (« De ses constatations et énonciations, faisant ressortir que l’enfant, âgé de onze ans, ne pouvait être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur l’arme dont il avait fait usage »).
Ainsi, quoique matériellement dépourvus des trois pouvoirs constitutifs de la garde de la chose, les propriétaires sont-ils ici jugés comme ayant, par leur faute et du fait de la jeunesse de la victime, conservé les pouvoirs de direction et de contrôle justifiant de les tenir pour responsables des préjudices causés par son usage incontrôlé à la victime.
Références :
■ Cass., ass. plén., 9 mai 1984, Gabillet, n° 80-14.994 P
■ Ch. réunies, 2 déc. 1941, Franck, Bull. ch. mixte, n° 292
■ Civ. 2e, 22 mai 2003, n° 02-10.367 P: AJDI 2004. 146, obs. B. Wertenschlag ; RDI 2003. 327, obs. F. G. Trébulle
■ Civ. 2e, 5 mars 1975, n° 72-14.320 P
■ Civ. 1re, 9 juin 1993, n° 91-10.608 P: D. 1994. 80, note Y. Dagorne-Labbe ; RTD civ. 1993. 833, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 24 mai 1989, n° 88-12.558
■ Civ. 2e, 17 oct. 1990, n° 89-17.008 P: RTD civ. 1991. 345, obs. P. Jourdain
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