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[ 28 février 2020 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Prostitution et préjudice d’avilissement

Le préjudice d’avilissement né du fait d’avoir été victime de prostitution forcée relève, après consolidation, du déficit fonctionnel permanent, mais ne constitue pas un préjudice exceptionnel permanent.

Une prostituée reconnue victime par un tribunal correctionnel de traite des êtres humains et de proxénétisme aggravé avait saisi une commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) d’une demande de réparation de ses préjudices dont celui, spécifique, d’« avilissement », qui concerne principalement les victimes obligées par la violence à se prostituer (v. Rennes, 7 avr. 2010, n° 09/02287, le définissant comme « un préjudice lié à l’esclavage sexuel de la victime par son exploiteur qui lui a imposé par violence de se prostituer », générant « l’indignité, l’irrespect et l’avilissement de la personne qui sont commis en soumettant celle-ci à une telle exploitation (…) », v. Paris, 17 oct. 2013, n° 12/22354). 

Pour réparer ce préjudice, la cour d’appel le fit relever, au titre des souffrances morales endurées, du déficit fonctionnel temporaire et, après consolidation, permanent. Elle avait toutefois refusé, à ce dernier titre, d’accéder à la demande de la victime de le voir qualifié de préjudice permanent exceptionnel, lequel englobe, selon la nomenclature Dintilhac, l’ensemble « des préjudices extrapatrimoniaux, atypiques, directement liés au handicap permanent, qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison soit de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturelles ou industrielles ou d’attentats ».

Dans son pourvoi, la victime, procédant au rappel de la définition précédente, soutenait que son préjudice d’avilissement né de l’atteinte particulière à sa dignité humaine et à sa liberté individuelle par la prostitution forcée et par la traite des êtres humains constituait un préjudice réparable, spécifique et distinct des souffrances morales réparées au titre du déficit fonctionnel permanent (DFP) et devait recevoir, partant, la qualification de préjudice permanent exceptionnel. Elle invoquait également son droit à être indemnisée au titre de la spécificité de son préjudice né du fait d’avoir été victime d’un esclavage sexuel, en sorte qu’en le lui refusant, la cour d’appel aurait violé les articles 4 de la Convention européenne des droits de l’homme en même temps que l’article 1er de son premier protocole, ainsi que les 4 et 15 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée par la France le 16 mai 2005.

La Cour de cassation rejette son pourvoi, au motif que le préjudice moral lié aux souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés est inclus dans le poste de préjudice temporaire des souffrances endurées ou dans celui de préjudice du déficit fonctionnel permanent, en sorte qu’il ne peut pas être indemnisé séparément, quelle que soit l’origine de ces souffrances, en vertu de la règle de la réparation sans profit pour la victime. Approuvant la cour d’appel d’avoir écarté la demande de la victime tendant à le voir réparer isolément, elle confirme ainsi l’absence d’autonomie du préjudice d’avilissement qui doit nécessairement, en conséquence, être rattaché à une catégorie déjà existante. 

Rappelons à cet égard que la nomenclature Dintilhac dresse la liste non exhaustive des divers préjudices moraux susceptibles de résulter d’une atteinte à l’intégrité corporelle, chacun devant être intégralement réparé. Ceux liés aux troubles créés dans les conditions d’existence de la victime, perturbant sa vie personnelle, familiale et sociale, sont indemnisés par le biais de ce que l’on appelle le « déficit fonctionnel ». 

Temporaire ou permanent, ce préjudice extrapatrimonial, dont l’indemnisation peut être demandée avant comme après la consolidation (Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829), intègre en son sein, comme le rappelle la Cour (v. déjà, Civ. 2e, 13 déc. 2018, n° 18-10.276, n° 17-28.716, n° 18-10.277), le préjudice d’avilissement né du fait d’avoir été victime de prostitution forcée : il peut, dans un premier temps, être rattaché aux souffrances endurées, lesquelles appartiennent à la catégorie des préjudices extrapatrimoniaux temporaires qui comprend les souffrances physiques et psychiques ainsi que les troubles associés ressentis par la victime du jour du dommage jusqu’à sa consolidation. Il peut également, dans un second temps, intégrer le poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent, lequel vise le préjudice découlant d’une incapacité constatée médicalement et qui a une incidence sur les fonctions du corps humain de la victime. Il s’agira alors de réparer les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime (telle que la réduction du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel), qui perdurent même après la consolidation (sur ce point, v. Prostitution forcée : absence d’autonomie du préjudice d’avilissementDalloz Actualité, 28 janv. 2019, A. Hacene). 

La Haute cour rappelle également que le préjudice d’avilissement ne peut en revanche intégrer la catégorie qualifiée, par la même nomenclature, de  « préjudices permanents exceptionnels » (v. déjà, Civ. 2e, 13 déc. 2018, préc., Civ. 2e, 5 mars 2015, n° 14-13.045), celle-ci visant à assurer l’indemnisation, à titre exceptionnel, des préjudices extrapatrimoniaux permanents particuliers, non réparables par un autre biais. Elle couvre plus particulièrement les« préjudices extrapatrimoniaux atypiques, directement liés au handicap permanent qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturelles ou industrielles » (Civ. 2e, 15 déc. 2011, n° 10-26.386; Civ. 2e, 16 janv. 2014, n° 13-10.566)Concrètement, ce poste vise les préjudices dont reste atteinte la victime après sa consolidation, soit des traumatismes durables et hors normes résultant d’événements exceptionnels comme des attentats ou des accidents collectifs. En raison de son caractère exceptionnel, l’indemnisation de ce poste de préjudice est peu fréquente, notamment parce que sa qualification dépend, comme en témoigne à nouveau la décision rapportée, de sa différenciation, rarement constatée, avec le déficit fonctionnel permanent, alors qu’il doit, pour être retenu, ne pas pouvoir être autrement indemnisé (Civ. 2e, 5 févr. 2015, n° 14-10.097, cassant la décision de la cour d’appel ayant réparé deux fois le même préjudice), ce qui n’est pas le cas en l’espèce puisqu’il peut être rattaché à deux postes de préjudices distincts.

On peut toutefois regretter son exclusion, en matière de prostitution forcée (v. M. Perini-Mirski,  Le préjudice d’avilissementGaz. Pal. 25 fév., 2014, n° 167), d’autant que comme le reconnaît la Cour dans son deuxième attendu de solution, si les victimes de traite des êtres humains ont droit à la réparation intégrale de leurs préjudices, aucun des textes européens comme internationaux fondant la lutte contre cette pratique interdite ne définit les modalités de cette indemnisation.

Il est en toute hypothèse malaisé, dans certaines circonstances comme celles ayant donné lieu à la décision rapportée, de faire le départ entre les victimes éligibles à ce poste exceptionnel de celles qui ne le sont pas, cette distinction supposant de porter un jugement de valeur sur le degré de spécificité et de gravité à la fois des souffrances éprouvées et de l’événement qui les a provoquées. Ainsi pourrait-on par exemple discuter du fait que le rescapé d’un attentat, aussi traumatique qu’il eût été, puisse être indemnisé d’un préjudice exceptionnel permanent qui pourrait pourtant être également réparé par le biais du DFP, alors que la victime de prostitution forcée, dont le dommage est très probablement aussi singulier et dévastateur, ne pourrait jamais y prétendre. Sans doute cette exclusion peut-elle être expliquée par le critère, simplement évoqué dans la nomenclature mais probablement déterminant, de la qualification de ce préjudice, qui semble résider dans son caractère collectif : attentats, catastrophes naturelles ou industrielles et accidents d’ailleurs qualifiés de « collectifs ».

Civ. 2e, 16 janv. 2020, n° 19-10.162

Références

■ Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 

Article 4 

« Interdiction de l’esclavage et du travail forcé 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. 

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire. 

3. N’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » au sens du présent article :

 a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle ; 

b) tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à la place du service militaire obligatoire ;

 c) tout service requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le bien-être de la communauté ; 

d) tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales. »

■ Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

Article 1 Protection de la propriété 

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

■ Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains

Article 4 Définitions 

« Aux fins de la présente Convention : a "L’expression « traite des êtres humains » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ;

 b Le consentement d’une victime de la « traite d’êtres humains » à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa (a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa (a) a été utilisé ; 

c le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une « traite des êtres humains » même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa (a) du présent article ; 

d le terme « enfant » désigne toute personne âgée de moins de dix-huit ans ; 

e le terme « victime » désigne toute personne physique qui est soumise à la traite des êtres humains telle que définie au présent article. »

Article 15 Indemnisation et recours 

« 1 Chaque Partie garantit aux victimes, dès leur premier contact avec les autorités compétentes, l’accès aux informations sur les procédures judiciaires et administratives pertinentes dans une langue qu’elles peuvent comprendre. 

2 Chaque Partie prévoit, dans son droit interne, le droit à l’assistance d’un défenseur et à une assistance juridique gratuite pour les victimes, selon les conditions prévues par son droit interne. 

3 Chaque Partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d’infractions. 

4 Chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l’indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l’établissement d’un fonds pour l’indemnisation des victimes ou d’autres mesures ou programmes destinés à l’assistance et l’intégration sociales des victimes qui pourraient être financés par les avoirs provenant de l’application des mesures prévues à l’article 23. »

 Rennes, 7 avr. 2010, n° 09/02287

■ Paris, 17 oct. 2013, n° 12/22354

■ Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829 : D. 2009. 1606, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 534, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 13 déc. 2018, n° 18-10.276 P, n° 17-28.716 P, n° 18-10.277D. 2019. 182, note S. Porchy-Simon ; ibid. 856, obs. RÉGINE ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2019. 341, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 5 mars 2015, n° 14-13.045D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout

■ Civ. 2e, 15 déc. 2011, n° 10-26.386

■ Civ. 2e, 16 janv. 2014, n° 13-10.566 P: D. 2014. 571, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, H. Adida-Canac, E. de Leiris, T. Vasseur et R. Salomon ; ibid. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon

■ Civ. 2e, 5 févr. 2015, n° 14-10.097 P: D. 2015. 375 ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout

 

Auteur :Merryl Hervieu

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